Afrique : « Les économies africaines ne respectent pas les droits humains », l’interview de Lionel Zinsou

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Pour parvenir à un développement intégral, les pays africains doivent humaniser leurs économies. Une telle humanisation passe notamment par la prise en compte de la dignité des personnes et par l’éducation sous toutes ses formes, a estimé Lionel Zinsou dans une interview accordée à Vatican News.

Lionel Zinsou est économiste franco-béninois, ancien premier ministre et candidat président au Bénin. Il a pris part à un congrès de trois jours organisé par la Fondation Gravissimum Educationis à l’Université Lumsa, à Rome, sur le thème: «Educare alla democrazia in un mondo frammentato – Éduquer à la démocratie dans un monde fragmenté», du 17 au 19 mars 2022. Il a donné une conférence intitulée: « »Éducation et démocratie: l’économie ». Quelle démocratie pour une économie plus humaine? » ». Dans une interview qu’il a accordée à Vatican News, il est revenu sur les points qu’il avait développés dans sa conférence.

Des économies exclusives et inhumaines

Zinsou a tout d’abord montré que les économies africaines sont inhumaines, dans la mesure où elles ne respectent pas l’humanité intégrale de la personne et les droits humains. Elles ne sont pas non plus inclusives : «ce n’est pas tous qui participent, il y a des laissés pour compte, il y a des gagnants, des perdants; et ne pas être inclusif, c’est être inhumain». Les revenus des pays africains sont faibles, malgré les efforts énormes consentis. Les inégalités entre les nations et à l’intérieur des pays sont également criantes. Avec la pandémie et d’autres crises que connait la planète, ces inégalités iront grandissantes et continueront à appauvrir nos populations, a reconnu M. Zinsou.

Certes, depuis une vingtaine d’années, l’Afrique fait une croissance presqu’égale à l’Asie, a indiqué l’économiste. Toutefois, cela ne suffit pas encore, car la croissance n’est pas le développement, qui est beaucoup plus qualitatif, humain et tient compte de beaucoup d’autres facteurs, a-t-il poursuivi.

L’échec des politiques à atteindre le développement humain

En deuxième lieu, M. Zinsou a montré l’échec des modèles des gouvernances de politiques publiques mis en place depuis les indépendances africaines à atteindre ce développement humain intégral. L’Afrique a connu des régimes des partis uniques, puis une vague des coups d’État après les indépendances qui ont abouti dans certains pays à des régimes marxistes-léninistes, peu respectueuses des libertés, de la règle des droits, et les pays africains ont beaucoup régressé. « Nous avons maintenant des modèles autoritaires à économie libérale, qui ne sont pas des économies collectivisées, mais qui font de bons résultats en termes de croissance ». Mais ces systèmes où les élections n’ont pas beaucoup de sens ne permettent pas non plus le développement. «Il manque la concurrence, la liberté d’entreprendre, une justice qui permette de réguler la croissance; il manque une attention aux problèmes sociaux et à la dignité. Il n’y a pas de redistribution», regrette l’économiste franco-béninois.

Tout en apportant la croissance, les modèles de gouvernance publiques essayés jusqu’ici ne permettent pas de corriger les inégalités ou de rattraper le peloton. Ceci est notamment visible dans le fait que tous les pays africains, sans exception, ont du mal à créer des emplois pour la jeunesse, même quand elle est bien formée.

L’apport de la société civile

L’apport de la société civile dans les pays africains est très important, a estimé M. Zinsou dans le troisième point de son intervention. L’apport des églises, des ONG et d’autres organisations est d’une grande portée. La méthode de l’église catholique en particulier, inspirée de sa Doctrine Sociale, qui tient compte des besoins des hommes et des femmes, en valorisant l’écoute et la dignité, peut inspirer aux politiques une bonne manière d’agir dans l’identification des problèmes et l’apport des solutions. Au Bénin, par exemple, la contribution de l’Église a été considérable notamment en matière de réconciliation et de pacification, comme cela a été le cas avec le processus de la conférence nationale souveraine; expérience rééditée plus tard dans d’autres pays africains. Avec ses œuvres, l’Église contribue par ailleurs à transformer la croissance en un développement humain, en réduisant les inégalités.

Comment les pays africains peuvent humaniser leurs économies ?

Pour M. Zinsou, les économies africaines ont déjà fait quelques pas dans le processus d’humanisation. Depuis le début des années 2000, l’Afrique fait plus de croissance de son économie que de sa population. Cette croissance économique, qui est le double de celle démographique, est un atout pour la redistribution.

La dette ne peut bloquer cette progression, assure l’économiste, car les pays africains sont aujourd’hui capables de lever des ressources sur les marchés, ayant «des entreprises plus vigoureuses et des politiques publiques un peu plus disciplinées et plus efficaces». Ce progrès, parfois nié, est pourtant évident; il est apporté notamment par une génération bien formée et sans complexe. En cinquante ans, le secteur privé a connu un grand développement et la gouvernance publique s’améliore. Mais il reste encore beaucoup à faire, «il reste à nous unir, car nous sommes encore de petits marchés fragmentés, sous-régionaux», fait observer l’économiste. La libre zone d’échange continental créerait un grand marché d’ensemble, dans lequel on pourra développer l’industrie, créer des emplois et redynamiser les économies. Quelques signes de ce développement sont déjà visibles à travers les jeunes entrepreneurs, les start-up, la créativité dans le numérique, se réjouit M. Zinsou.

D’autres efforts à fournir dans cet élan de progrès sont notamment : la volonté politique de bien faire et de s’occuper de l’humain ; ainsi que la promotion de la liberté d’entreprendre. Ceci, estime l’économiste franco-béninois, n’est possible que dans une démocratie respectueuse de la dignité des personnes et de leur apport culturel.

Les pays africains doivent devenir indépendants dans leurs productions

  1. Zinsou se considère «afro-optimiste» sur le long terme et «afro-pessimiste sur le court terme». Pour l’économiste franco-béninois, les crises comme la pandémie ont montré que les pays d’Afrique n’ont pas de système de protection sociale viable. En même temps, il y a une prise de conscience: l’Afrique s’est aperçu de l’importance de la microfinance, du soutient à apporter aux familles. La reprise et la récession qui s’annoncent suite au conflit russo-ukrainien va provoquer un problème de cherté de la vie, notamment en ce qui concerne les produits alimentaires et énergétiques.

Pour M. Zinsou, c’est une occasion pour les pays africains de s’apercevoir qu’ils doivent être indépendants dans leurs productions. «L’Afrique est en effet le seul continent qui a l’espace et la capacité en productivité de se nourrir et de nourrir le monde demain. Elle est la réserve de productivité la plus importante au monde. Elle a de l’espace, des bras et des compétences pour augmenter sa productivité».

Il convient dès lors d’axer les politiques publiques sur ce qu’il y a de plus important: être indépendant en commençant par l’alimentaire, s’attaquer aux problèmes des masses en privilégiant la microfinance ; augmenter la productivité agricole, transformer ces produits, sans oublier la création d’emplois, la promotion des entrepreneurs et des petits agriculteurs, propose M. Zinsou.

Être révolutionnaire pour un développement l’humain intégral

Pour changer les choses, il faut être révolutionnaire, déclare l’économiste, dans le sens où il faut penser l’économie autrement, comme le suggère le Pape François; un changement de paradigme qui va dans le même sens que Rerum novarum, l’encyclique sociale du Pape Leon XIII. Il faut être révolutionnaire dans la pensée et révolutionnaire dans les moyens pour parvenir à un développement qui prenne l’humain dans son intégralité. Se contenter de la seule augmentation du PIB ne suffit pas. Un bon progrès doit en effet améliorer la vie des populations et non seulement celle d’une petite minorité des personnes. «Tant que ça ne sera pas l’humanité, tant que ça ne sera pas le bien de nos peuples, on sera peut-être dans la croissance, on ne sera pas dans le développement. L’éducation est l’un des moyens efficaces pour y parvenir: que ce soit l’enseignement ou simplement l’affirmation des valeurs ou le témoignage sur terrain par l’action», estime M. Zinsou.

Avec  Vatican News