« La caractéristique principale du pouvoir politique est de rendre « fou » et « faux » son détenteur. Que les dirigeants de notre pays se convainquent donc sincèrement que tout pouvoir use et s’use. S’il leur est encore possible, je les invite à la sagesse. », analyse Alain ADIHOU, économiste, consultant international en développement et ancien ministre sous le général Kérékou
2016-2021 Les dirigeants politiques béninois et le syndrome d’hubris
L’histoire des peuples se construit par les hommes, pour les hommes et sur la base de leurs intérêts. Le Bénin ne fait pas exception à cette règle. Notre riche culture démocratique a connu, au terme des rendez-vous rituels entamés au lendemain de la Conférence nationale de 1990, une succession de dirigeants aux tempéraments, à la culture et à l’humanisme totalement différents, voire opposés et même contradictoires. Nous les connaissons assez bien. Et s’il était donné aux béninois de porter une appréciation ou simplement de dire un mot sur chacun des hommes d’Etat qui les ont dirigés, ils ne manqueront pas de qualificatifs pertinents.
En vérité, nous les aimons comme ils sont, sans un brin de condamnation, puisque nous avons la certitude que dans leur si grande majesté, ils sont des humains, que des humains, c’est-à-dire des êtres tout aussi fragiles, tout à fait imparfaits, comme chacun de nous, comme nous tous.
De Mathieu KÉRÉKOU à Boni YAYI en passant par Nicéphore SOGLO, chacun a laissé ses moments d’errements, d’égarements et de lucidité. C’est le propre de l’homme et de tout homme. Nous sommes des êtres limités, et chaque jour, la nature nous le démontre avec éloquence, nous le rappelle avec entêtement, même si nous paraissons pleins de notre ego.
Les anciens présidents de la République ne sont pas parfaits. Celui qui occupe actuellement le fauteuil ne l’est pas moins. Il l’a dit plus d’une fois lui-même, et je suis toujours heureux de l’entendre dire. Néanmoins, ce qui me chagrine est que cette profession de foi est royalement à l’antipode de son style de gouvernance du peuple et des affaires publiques. Un style fondé sur une certitude excessive et une assurance démesurée voire étouffante.
Dans un premier temps, à analyser ce style et en me référant au personnage de l’antiquité qui résolut promptement les énigmes posées par le sphinx, j’ai cru déceler en l’homme une capacité d’une part, à trouver facilement les solutions aux problèmes de ses concitoyens qu’il a conscience de servir et d’autre part, à résoudre avec habileté l’obscure énigme que le pays qu’il dirige est pour lui-même. Alors, j’avais légitimement pensé déceler en lui le complexe d’Œdipe. Complexe qui traduit, comme on le dit en psychanalyse, l’ensemble des sentiments à la fois amoureux et hostiles que l’enfant éprouve à l’égard de ses parents ou que tout obligé ressent vis-à-vis de ses supérieurs.
Mais, j’ai vite compris qu’il s’agissait d’un mal plus profond ; et j’ai diagnostiqué la « maladie » qui guette tous ceux qui sont esclaves du pouvoir, toutes catégories de pouvoirs confondues, à savoir : l’inestimable et médiocre suffisance.
C’est un sentiment qui caractérise l’homme de pouvoirs, qu’ils soient pouvoir politique ou non. Rousseau l’a dénoncé, le qualifiant de vanité et de présomption ridicule. Parlant d’un tel homme, il ironise subtilement : « À son ton naturellement tranchant, il ajouta la suffisance d’un parvenu » (Confessions 9). Quelle vérité, concernant, chez nous, les chantres de la « rupture » et du « nouveau départ » !
Les dérivés et les synonymes de ce sentiment de supériorité, de pédanterie et de superficialité sont l’arrogance, la condescendance, l’outrecuidance, la prétention, la cuistrerie, l’infatuation, l’insolence, la gloriole, l’orgueil et la fatuité. Chacun d’eux conduit inexorablement celui qui s’en nourrit à la perte du sens des réalités, l’intolérance à la contradiction, l’action à l’emporte-pièce, l’obsession de sa propre image et in fine à l’abus de pouvoir. Ce seraient, selon certains auteurs bien avertis de la question, quelques-uns des symptômes de la « maladie mentale » liée à l’exercice du pouvoir et qu’on appelle le « syndrome d’hubris ».
Le syndrome d’hubris guette tous les avides de pouvoirs. En particulier, les hommes politiques qui ne se préparent pas, comme il le faut, à l’exercice du pouvoir d’État dans l’humilité ; ceux qui, vu cette impréparation, considèrent le pouvoir tel un couronnement, et qui, de ce fait, ne l’exercent pas dans le respect des limites de leur propre humanité et donc avec la crainte de Dieu. Tout pouvoir exerce une fascination indéniable autant sur ceux qui le subissent que sur ceux qui l’exercent. Il peut changer les personnes en profondeur, surtout le pouvoir politique. Il en est plus particulièrement ainsi de ceux qui exercent le pouvoir au plus haut sommet des Etats.
Dans ses discours sur la condition des « grands », Pascal jugeait utile d’éduquer les futurs puissants en leur rappelant que le pouvoir qu’ils détiennent vient avant tout du hasard. « Surtout, (leur conseille t-il), ne vous méconnaissez pas vous-même en croyant que votre être a quelque chose de plus élevé que celui des autres […] Car tous les emportements, toute la violence et toute la vanité des grands viennent de ce qu’ils ne connaissent point ce qu’ils sont. ». De simples mortels qui reçoivent le pouvoir d’un ailleurs que beaucoup reconnaissent et confessent de nos jours, Dieu : « le pouvoir est d’origine divine. » Pouvoir de nommer, confié à l’homme par les soins du premier d’entre eux, Adam. Pouvoir de conduire les hommes, ses frères, conféré à Saint Pierre. Ainsi, le pouvoir politique n’échoit pas au premier venu, et son exercice n’est pas une activité comme une autre. Pour cela, les hommes d’Etat doivent constamment se souvenir de leur condition de mortels, de simples gérants à qui incombe toute reddition de comptes.
Le syndrome d’hubris peut s’étendre au-delà de la sphère politique et concerner toutes formes de pouvoirs. Il peut se retrouver à tous les échelons de la société, et se traduire, entre autres, par la tendance à accorder de l’importance uniquement à sa propre « vision » sans en évaluer les coûts et les conséquences.
Le pouvoir consiste, en effet, à prendre des décisions que la majorité n’est pas en mesure de prendre. Dans l’exercice de tout pouvoir, on peut donc observer un excès de confiance. Par exemple, chez un chef d’arrondissement, un chef de quartier comme chez un chef d’équipe, quelque soit la nature de celle-ci. Le point de départ est de penser qu’on mérite le pouvoir parce qu’on est chef, alors que les autres ne le sont pas. Le syndrome d’hubris peut donc monter à la tête des puissants autres que ceux du milieu politique. Il suffit de se convaincre d’infaillibilité, de s’estimer au-dessus de toutes règles, de croire en une forme d’immunité qui conduit à toute impunité. Tout le monde peut être concerné, peu importe sa puissance !
La dénonciation du syndrome d’hubris (« orgueil démesuré ») repose sur l’idée très ancienne que le pouvoir altère les fonctions mentales de celui qui l’exerce, et qu’il peut changer des personnes a priori « normales ». Point n’est nécessaire d’être chef d’Etat pour tomber sous le coup de ce syndrome. Il suffit, dans les fonctions qu’on exerce, de penser être investi d’une mission importante et spécifique dans la réalisation de laquelle on ne devrait pas être freiné. De telles personnes se satisfont de leurs actions en les jugeant de « petites affaires » et de « broutilles » qu’elles ont l’habitude d’écarter d’un revers de main.
Le syndrome d’hubris est une « maladie chronique du pouvoir ». Il a des conséquences graves sur toute la société. Il est nécessaire que les acteurs de celle-ci s’en convainquent ensemble avant de pouvoir convenir des remèdes pour en guérir. À défaut de faire disparaître les conséquences de la pathologie, beaucoup de sachants ont fait des propositions pour limiter leur portée. Certains suggèrent d’éviter les dérives du pouvoir d’État en le limitant dans le temps et en le contrôlant par des structures de contre-pouvoirs. D’autres, se préoccupant de la pratique du pouvoir au sein des entreprises, proposent de miser sur des structures plus horizontales. Ils recommandent tous que les hommes de pouvoirs prennent conscience des limites des compétences humaines dans tous les secteurs. Car de nos jours, le monde étant devenu très complexe, on a besoin de tellement d’expertises qu’on ne peut plus se dire qu’une seule personne est parfaite pour un poste. Il est donc illusoire et insensé, à l’occasion des castings pour l’exercice du pouvoir d’État, de faire la promotion des « hommes providentiels ».
La caractéristique principale du pouvoir politique est de rendre « fou » et « faux » son détenteur. Que les dirigeants de notre pays se convainquent donc sincèrement que tout pouvoir use et s’use. S’il leur est encore possible, je les invite à la sagesse.
Pour guérir du syndrome d’hubris dans le milieu politique, la solution n’est pas dans le savoir, encore moins dans la prétention de savoir, surtout pas dans le tout savoir. Elle est plutôt dans la simplicité et la disponibilité sincère du dirigeant à l’écoute. Une écoute « religieuse », active et franche, des souffrances objectives du peuple. Ce peuple à prendre vraiment au sérieux dans son rôle de seul vrai détenteur du pouvoir en régime démocratique : un ensemble d’âmes et non un bétail à qui jeter quelques pitances de circonstance.
Le pouvoir transforme toujours celui qui l’exerce. Surtout le pouvoir politique. Je me réjouis que le président de la République l’ait ouvertement reconnu à la face du monde, au cours de son interview télévisée avec la presse internationale. Cependant, le reconnaître et le confesser, même publiquement, ne suffisent pas. Il faut en guérir. Et si entre temps, des victimes ont pu être identifiées, il faut humblement entreprendre les démarches à l’effet de rétablir les ponts.
En définitive, le chef, n’est-ce pas celui qui sait se vêtir de la reine des vertus, l’humilité, pour se mettre consciencieusement au service du bien-commun, le bien de tous ?
À regarder faire les chantres de la « rupture » et du « nouveau départ », je me surprends à me prendre pour un rêveur ! Malgré moi, je me suis à nouveau convaincu que, indépendamment de sa volonté, le peuple béninois a pour dirigeants politiques des hommes et des femmes qui visiblement connaissent tout, prévoient tout, réussissent en tout, ont les chiffres macro les plus élevés, jamais obtenus, les plus beaux projets pour le pays, les idées les plus novatrices tirées des académies les plus prestigieuses. N’ayant jamais tort, ils sont si sûrs d’eux-mêmes et de l’absolutisme de leur « savoir » qu’on a l’impression qu’ils ont la science infuse, des omnipotents qui ont visiblement réponse à tout. Tels des « demi Dieu », ils « trônent sur le monde » et sur le Bénin. Vanité ! Ce faisant, ne donnent-ils pas les signes évidents du syndrome d’hubris ? J’ai peur que cette intoxication par l’étrange agent pathogène, le pouvoir politique, les conduise à manifester durablement un narcissisme pathologique. Ce dont le Bénin n’a nul besoin.
Alain ADIHOU