Selon le classement mondial 2024 établi par Reporters sans frontières (RSF), la situation de la liberté de la presse en France est « plutôt bonne ». Toutefois, la vigilance s’impose, sept mois après l’arrestation de la journaliste Ariane Lavrilleux. Une atteinte à la liberté d’informer venue à la suite d’autres et favorisée par la loi Dati qui, trop vague, offre aux autorités une brèche pour réprimer les journalistes et leurs sources.
Le journalisme en France ne se porte pas mal, selon les chiffres de RSF pour l’année 2024, dévoilés ce 3 mai, journée mondiale de la liberté de la presse. En se classant au 21e rang mondial sur 180 pays, la France signe son troisième meilleur résultat, après ses 11e et 19e places en 2002 (sur 139 pays) et 2004 (sur 167 pays).
RSF classe la France parmi les pays en « situation plutôt bonne ». Ce classement ne reflète toutefois pas la complexité et les paradoxes du cas français. Certes, la France a gagné trois places par rapport à 2023, mais « ce progrès s’explique par une détérioration plus importante dans les autres pays », déclare Pavol Szalai, responsable de RSF pour l’Union européenne et les Balkans. « La France reste 14e sur 27 États membres de l’UE, ce qui n’est pas une très bonne place », ajoute-t-il, pointant un « bilan mitigé » et même un score « qui a légèrement diminué ».
Illustration de ce tableau en demi-teinte avec l’arrestation d’Ariane Lavrilleux il y a quelques mois ; le 19 septembre 2023, la journaliste indépendante – qui travaille entre autres avec RFI – a été placée en garde à vue pendant 39 heures et perquisitionnée après une plainte du ministère des Armées. En cause, son enquête pour le média d’investigation Disclose dans laquelle elle faisait des révélations sur l’opération militaire conjointe entre la France et l’Égypte. La Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI) l’a arrêtée et interrogée pour compromission du secret de la défense nationale et révélation d’information pouvant conduire à identifier un agent protégé. « Une atteinte manifeste très grave contre la liberté de la presse », nous confie-t-elle.
Droit à l’information contre raison d’État
Sept mois après, la journaliste a repris son activité, mais le dossier n’est pas clos. Elle n’a pas été mise en examen. « Mais je peux l’être à tout moment. Demain, dans un an, dans 15 ans… Tant que l’instruction est en cours, je peux être convoquée pour une mise en examen », annonce Ariane Lavrilleux, qui dénonce une « volonté de faire peur », une « volonté de me maintenir sous pression en ne me donnant aucune nouvelle » et une menace planant sur elle et Disclose, « peut-être pour nous empêcher de continuer de travailler ».
Le cas Lavrilleux-Disclose a opposé deux concepts majeurs : d’un côté, le droit à l’information, et de l’autre, ce que l’on peut qualifier de raison d’État. La liberté de la presse face à l’intérêt supérieur de la France. Pour justifier l’arrestation de la journaliste et l’interrogatoire destiné à ce qu’elle dévoile ses sources, les autorités ont mis en avant la sécurité des intérêts français et le secret défense. Un argumentaire que rejette Ariane Lavrilleux :
« Quand le secret de la défense nationale est utilisé à tort, de manière illégitime, pour cacher des crimes ou la complicité de l’État français dans des crimes de puissances étrangères et de dictatures, c’est de l’intérêt public. C’est de l’intérêt général et c’est le droit à l’information des citoyens et citoyennes de savoir ce qui se passe en leur nom. Le secret de la défense nationale ne peut pas être utilisé pour maquiller ou cacher des crimes, et empêcher l’État de s’améliorer et la démocratie de vivre pleinement. »
La journaliste d’investigation, qui a fait valoir son droit au silence durant son interrogatoire à Marseille, apporte des précisions sur son travail d’enquête. Elle estime n’avoir jamais mis en danger la sécurité de quiconque. « Quand on reçoit des informations, on doit juger ce qui est d’intérêt général et ce qui ne l’est pas. Par exemple, dans les documents reçus à Disclose, il y avait des noms de soldats égyptiens et d’employés de l’armée française qu’on a retirés. On a estimé que ce n’était pas utile de les publier. On n’a pas révélé non plus la position exacte d’une base militaire. Ce sont des informations secret défense qu’on a enlevées parce qu’elles n’apportaient pas quelque chose de fondamental pour l’intérêt général », explique-t-elle.
La faille juridique qui « offre un boulevard » à la traque des sources
En France, la liberté de la presse est garantie par la loi du 29 juillet 1881. L’article 2 consacre le secret des sources. Pourtant, Ariane Lavrilleux, et d’autres journalistes avant elle, ont été inquiétés par les autorités à ce sujet ces dernières années. Une insécurité liée à un paradoxe législatif, avec l’introduction d’une révision datant du 4 janvier 2010 : la « loi Dati », dont une disposition sème le trouble.
Mot pour mot, l’article 2 stipule : « Il ne peut être porté atteinte directement ou indirectement au secret des sources que si un impératif prépondérant d’intérêt public le justifie. » C’est cet « impératif prépondérant d’intérêt public » qui pose problème. Pavol Szalai, de RSF, parle d’une « notion très vague qui permet aux enquêteurs d’abuser de leur pouvoir ». Ariane Lavrilleux, elle, déplore une « loi extrêmement dangereuse (…) qui offre un boulevard aux autorités policières pour porter atteinte et supprimer la protection des sources ».
L’imbroglio repose sur le principe même de l’ « impératif prépondérant d’intérêt public ». Celui-ci n’est aucunement défini. Il n’a ni cadre, ni caractérisation précise, laissant ainsi toute latitude aux autorités françaises ; ces dernières peuvent décider seules de ce qui représente un risque pour leurs intérêts et justifie d’attenter à la liberté de la presse et à la protection des sources. Ariane Lavrilleux l’a constaté : si elle dénonce le bien-fondé de l’attaque judiciaire dont elle fait l’objet, « légalement, ils (les agents de la DGSI) font tout ce qui est dans leur droit ».
La modification de la loi en 2010 devait renforcer la protection des journalistes et de leurs sources. Mais bien au contraire, comme le souligne Me Benoît Huet, avocat au barreau de Paris, l’ « impératif prépondérant d’intérêt public », « phrase extrêmement vague », a ajouté « une exception qui a créé une énorme régression ». « À tout moment, les journalistes s’exposent à ce que leurs sources soient violées. Et c’est grave », constate-t-il.
Des pistes pour inverser une tendance inquiétante en France
Alors que la liberté de la presse est célébrée ce 3 mai, Ariane Lavrilleux se veut soucieuse quant à sa détérioration en France. La procédure à son encontre lui a « un peu ouvert les yeux sur l’ampleur des attaques que se permettent l’État et les autorités judiciaires ». « Ça m’a un petit peu réveillée (rires). Même si j’en étais consciente de manière diffuse, je pense que je n’avais pas réalisé à quel point les attaques étaient aussi nombreuses et en expansion. Je parle à un certain nombre de journalistes à l’étranger qui sont absolument atterrés, inquiets de ce qui se passe en France », lâche-t-elle.
Pavol Szalai rappelle que RSF « exige la suppression » de la notion d’« impératif prépondérant » dans la loi et « son remplacement par une disposition plus restreinte et plus précise, qui protégera davantage la confidentialité des sources, pierre angulaire de la liberté de la presse ». L’autorisation du juge des libertés et de la détention devrait aussi être requise en cas de demande des autorités. Ce garde-fou ne leur laisserait ainsi pas à elles seules l’appréciation de ce qui relève ou pas de l’intérêt supérieur de la France.
« Aussi, depuis peu, l’Europe a une nouvelle législation sur la liberté des médias. RSF s’est beaucoup mobilisé pour que l’article sur la protection des sources et sur la surveillance soit le plus protecteur possible des droits des journalistes. Et nous avons obtenu gain de cause, puisque cette référence à la sécurité nationale, qui avait été glissée dedans par les États, en premier lieu la France, a finalement été sortie. C’est un cadre supplémentaire, une loi contraignante qui permettra de mieux protéger la confidentialité des sources et qui entrera en vigueur prochainement », poursuit Pavol Szalai.
Ariane Lavrilleux appelle à « réformer la loi » de 2010 qui « donne les pleins pouvoirs aux autorités judiciaires » et attire également l’attention sur l’Observatoire français des atteintes à la liberté de la presse (Ofalp), qui a vu le jour en novembre 2023. Cette association, à laquelle journalistes comme citoyens peuvent adhérer, a pour mission de « comptabiliser toutes les attaques à la presse, pour objectiver ce sentiment diffus que le droit à l’information est de plus en plus menacé en France ». L’idée est de recueillir assez d’éléments concrets pour « entamer un débat en France, voire un rapport de force avec le gouvernement, pour demander de changer leurs méthodes vis-à-vis de la presse, de changer les lois qui facilitent et encouragent les attaques contre les journalistes ».
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