Entretien avec Gilles Olakounlé Yabi, économiste et analyste politique. Il est le fondateur du cercle de réflexion citoyen de l’Afrique de l’Ouest, Wathi (www.wathi.org). Propos sur le devenir de la démocratie dans l’Afrique francophone.
RFI : En 2020, quel bilan faites-vous de l’état de la démocratie en Afrique ?
Gilles Yabi : Difficile de répondre à cette question sans rappeler d’abord la diversité du continent. Cette diversité a des implications profondes pour le bilan qu’on peut faire sur l’état de la démocratie en Afrique. Les évolutions politiques ont été différentes d’une région du continent à l’autre, et d’un pays à l’autre au sein de la même région. Chaque pays africain a son histoire politique particulière avec des avancées à des moments donnés sur le plan de la démocratie et des libertés, mais avec aussi des reculs. En Afrique, nous sommes dans la construction laborieuse de systèmes politiques qui soient démocratiques et stables. Cette construction vient à peine de commencer si l’on se situe dans le cadre des États dans leurs frontières actuelles, des États dont les formes politiques ont été largement influencées par les conditions de la colonisation et par celles de la décolonisation. Cela fait partie de l’histoire récente du continent.
Ces évolutions politiques différenciées que vous évoquez sont particulièrement flagrantes lorsqu’on compare l’Afrique centrale aux autres aires régionales. Comment s’expliquent ces écarts ?
L’Afrique centrale subit, peut-être plus que les autres régions, la malédiction de ses ressources, notamment pétrolières. Celle-ci a eu, dès la période coloniale, des implications politiques et géopolitiques importantes. La sélection des leaders politiques au moment des indépendances et juste après dans ces pays a été déterminante pour leur trajectoire politique jusque-là. Ce ne sont pas les élites qui semblaient les plus vertueuses et les plus nationalistes qui se sont imposées. Le clientélisme, l’accaparement des ressources publiques par les clans au pouvoir bénéficiant aussi de soutiens extérieurs, précisément à cause des ressources naturelles essentiellement exportées, ont empêché la démocratie de commencer à s’y installer. La dizaine de pays que compte cette région sont particulièrement riches en ressources naturelles, mais ils sont tous politiquement gelés, avec à leur tête des présidents qui sont en place depuis parfois plusieurs décennies. C’est le cas notamment du Gabon, du Cameroun, de la Guinée équatoriale et du Congo, qui résistent à une réelle démocratisation et à une ouverture durable en matière de libertés. Il y a eu même des reculs sur ce plan. En revanche, en Afrique de l’Ouest, il y a depuis le tournant des années 1990 une vraie démocratisation qui a concerné la majorité des pays de la région et qui a au moins permis aux populations de bénéficier de la liberté d’expression et de la possibilité de participer au choix de leurs dirigeants. Il est important de souligner par ailleurs qu’en Afrique de l’Ouest, cet agenda de démocratisation a été soutenu au tournant de l’année 2000 par l’organisation régionale qu’est la Cédéao.
Le Bénin et le Sénégal ont longtemps été dans le peloton de tête des démocraties africaines. Mais cette bonne réputation est aujourd’hui entachée : pour le Bénin, par les dérives autoritaires du régime, et au Sénégal, par l’invalidation par la justice des candidatures des concurrents de Macky Sall avant la présidentielle de 2019. Que se passe-t-il dans ces deux pays ?
C’est effectivement à Cotonou qu’ont été inaugurées au début des années 1990 les conférences nationales, qui ont ouvert la voie à la démocratisation, particulièrement en Afrique francophone. Le Bénin a ensuite été pionnier dans l’organisation d’élections multipartites qui ont abouti à une véritable alternance. Ce pays a aussi mis en place des institutions qui ont joué leur rôle de contre-pouvoir. Je pense notamment à la Cour constitutionnelle béninoise, qui s’est rapidement imposée au cours de ses premières années d’existence comme une institution importante de régulation politique, habilitée à casser, le cas échéant, des décisions du chef de l’État. À mon avis, le Bénin s’est endormi sur ses lauriers. Il aurait fallu aller plus loin, consolider la jeune démocratie en encourageant la participation citoyenne à travers des débats publics sur des questions d’intérêt national et en promouvant l’éthique dans les pratiques politiques et administratives. En tardant à faire ce travail de consolidation de la démocratie, on a laissé s’installer un système politique illisible, miné par la corruption et finalement improductif en termes de progrès économique et social. La situation actuelle est caractérisée par une hyper puissance du pouvoir exécutif qui contrôle toutes les autres institutions, et par un discours qui consiste in fine à proposer « moins de démocratie et de libertés » pour « plus de développement économique ».
Au Sénégal, il me semble que l’image d’une démocratie stable est toujours préservée, même s’il y a aujourd’hui beaucoup de critiques sur la gouvernance politique et économique du président Macky Sall et beaucoup d’interrogations sur sa volonté présumée, mais jamais exprimée, d’effectuer un troisième mandat. Le Sénégal demeure vulnérable à des reculs démocratiques, comme partout ailleurs, en l’absence de changement profond dans le rapport entre le gouvernant et les gouvernés. La vigilance et la capacité d’organisation des citoyens engagés sur les questions de démocratie et d’État de droit ont joué un rôle majeur pour préserver l’image démocratique du pays lorsque le président Abdoulaye Wade est passé en force pour être candidat à un troisième mandat et a été finalement battu dans les urnes.
La procédure électorale, qui a conduit à la réélection de Macky Sall en 2019, a été qualifiée par les observateurs de « libre », « transparente », mais d’« inéquitable ». En quoi ces élections étaient inéquitables ?
C’est toujours inapproprié de juger de la qualité d’une élection simplement par ce qui s’est passé le jour du vote et par la clarté ou l’opacité des résultats qui sont sortis des urnes. Le processus électoral commence bien en amont. Les critiques formulées au sujet de la réélection de Macky Sall concernaient la disqualification par les juridictions sénégalaises des candidats qui étaient considérés comme les plus dangereux pour le président. Le vote et le décompte des bulletins se sont déroulés de manière difficilement contestable. Mais il est clair que les conditions politiques de l’élection pouvaient être contestées. Si le principe du parrainage qui a été introduit dans le processus électoral n’est pas forcément anti-démocratique, il ne devrait être appliqué que selon des modalités qui soient transparentes et perçues comme telles par tous les acteurs politiques. En l’absence de confiance dans l’indépendance des institutions chargées de vérifier les parrainages, une telle modalité – très en vogue dans la région – risque d’être utilisée comme un moyen subtil d’exclusion de candidats gênants.
Quelles leçons peut-on tirer des événements du Mali sur les avancées ou le recul de la démocratie en Afrique ?
Le coup d’État au Mali est, certes, un échec pour la démocratie au Mali, mais il est surtout un énième révélateur de la faillite de l’État malien. Il serait imprudent de tirer des leçons du coup d’État au Mali pour la démocratie en Afrique. Le Mali est un pays en guerre, en crise profonde depuis des années. Le coup d’État de 2020, après celui de 2012, s’inscrit dans cette trajectoire instable. Le problème du Mali ne se résume pas à la question démocratique et encore moins à une question de crédibilité des élections. La Cédéao tout comme les acteurs internationaux souhaitent des élections le plus rapidement possible pour élire un nouveau président qui serait légitime. Or, on sait très bien que l’élection ne garantit absolument pas la mise en œuvre des réformes institutionnelles ou une meilleure gouvernance dans le sens de l’intérêt général des populations. Nous savons aussi qu’on ne pourra pas maintenir durablement un système démocratique au Mali sans un État qui soit présent sur l’intégralité du territoire, qui assure un minimum de services publics, à commencer par la sécurité. Quelle participation aux élections espérer de populations qui vivent dans l’insécurité et n’ont pas accès à un minimum de biens et services essentiels ? Dans la réalité historique du monde, la démocratie est souvent venue après la construction de l’État et elle est souvent passée par des phases de violences, de reconstruction, de débats, de tâtonnements. En Afrique également, la construction démocratique ne pourra pas se faire sans cette cohérence entre évolution politique, évolution économique et évolution sociale. Nous avons la redoutable tâche de construire en même temps des États organisés et efficaces et des démocraties stables.
Texte par Tirthankar Chanda