Il y aura bien un premier vote à l’Assemblée nationale, vendredi 24 mai, sur le projet du gouvernement qui veut fusionner Radio France, France télévisions et les archives audiovisuelles de l’INA. L’incertitude plane encore sur le sort de France Médias Monde dont fait partie RFI. L’audiovisuel public est-il en danger, comme le pensent les nombreux salariés qui seront en grève jeudi et vendredi ? Entretien avec l’historien des médias Alexis Lévrier, maître de conférences à l’Université de Reims et auteur du livre Jupiter et Mercure : le pouvoir présidentiel face à la presse, aux éditions Les petits matins.
RFI : Ce projet, cela fait longtemps qu’on en parle. Il est régulièrement remis sur la table. Pourquoi est-ce qu’il revient maintenant ?
Alexis Lévrier : C’est une question effectivement assez complexe, parce qu’on avait l’impression que depuis le Covid-19, ce projet de réforme et de fusion était un peu mis de côté, considéré comme irréalisable. Ce projet, c’est un peu une arlésienne. On en parlait déjà sous Nicolas Sarkozy, d’une BBC à la française, et ça ressemble quand même surtout à une ORTF à la française, un retour de cette structure ultra-centralisée. Malheureusement, Emmanuel Macron cède un peu à cette tentation des présidents qui ont voulu incarner un pouvoir très fort, très centralisé et qui veulent avoir une forme de tutelle directe ou indirecte sur les médias publics. C’est quand même beaucoup à cela que ça ressemble.
D’autant qu’au début de son premier quinquennat, Emmanuel Macron avait accompagné l’annonce de cette future fusion de critiques très fortes à l’égard des médias publics. Il parlait de « honte pour nos concitoyens », il remettait en question les contenus, les programmes, les dirigeants, tout le monde.
Rachida Dati, qui est aujourd’hui ministre de la Culture, a repris ce projet et, elle aussi, elle l’a accompagné de critiques à l’égard des médias publics, auxquels elle reproche un manque de pluralisme. Elle est allée d’ailleurs dans les médias de Vincent Bolloré, y compris dans le JDD de Geoffroy Lejeune, pour dire qu’il y avait un problème de pluralisme dans les médias publics. Donc, on voit bien que cette réforme traduit une tentation de reprise en main sur les médias publics. Et c’est en cela qu’elle est très inquiétante.
Pourtant, vous nous l’avez dit, ce type de modèle a déjà existé, avec l’ORTF. Qu’est-ce qui avait motivé sa fin à l’époque ?
C’est à la fin de l’ère gaullo-pompidolienne. C’est la mort de Georges Pompidou qui amène, à l’époque, une critique très forte à l’égard de ce que signifie un audiovisuel public directement sous la botte de l’État, « la voix de la France », comme disait Georges Pompidou. Mais cette voix de la France a conduit les journalistes du service public à taire, par exemple, la maladie du président qui était évidente pour tous les Français. Et tout cela aboutit, en avril 1974 : l’ORTF était incapable de traiter la mort du président parce qu’elle était prise de court, elle n’avait rien préparé.
C’est pour mettre fin à cette tutelle insupportable de l’État sur l’audiovisuel public que Valéry Giscard d’Estaing avait annoncé ce désir de défaire l’ORTF, de donner davantage d’autonomie à chacune de ses chaînes. Cela a été fait dans la douleur. La tentation du contrôle n’a jamais disparu. Mais à partir du moment où vous donnez un peu d’autonomie à chaque chaîne, le contrôle est moins direct et chaque média public peut reprendre une forme d’indépendance. Et c’est ce à quoi on assiste.
Et c’est justement ce que soulignent de très nombreux journalistes et sociétés de journalistes depuis que ce projet de réforme est mis en avant par le gouvernement. Vous avez prononcé tout à l’heure le terme de « dangereux », c’est aussi celui qui est utilisé par de très nombreux journalistes de Radio France qui dénoncent ce matin une fusion qu’ils jugent démagogique, inefficace et dangereuse. L’audiovisuel public est-il effectivement en danger ?
Bien sûr. Et d’ailleurs, ça n’est pas un phénomène uniquement français, dans le monde entier, dans toutes les démocraties libérales, l’audiovisuel public est remis en question dans son fonctionnement, avec des critiques et parfois la suppression de la redevance, comme chez nous.
La redevance, c’était ce qui finançait l’audiovisuel public avec un budget sanctuarisé. Et ce n’est plus le cas depuis l’année dernière.
Ce n’est plus le cas et c’est une des difficultés. Dans la mesure où ce qui avait été envisagé comme moyen de compenser cette fin de la redevance – une fraction de la TVA – va s’arrêter fin 2025, on doit envisager conjointement le maintien d’un financement de l’audiovisuel public et cette fusion. Et de manière assez explicite, le gouvernement et les députés de la majorité font miroiter à l’audiovisuel public un maintien de ce financement à condition qu’ils acceptent la fusion et on voit bien là tout le problème.
C’est que dans un premier temps, le financement a été fragilisé avec la fin de la redevance. Et dans un second temps, c’est l’existence même des médias publics, ou en tout cas leur capacité à produire un journalisme de qualité, indépendant du pouvoir, qui est remise en question. Et c’est particulièrement inquiétant. On a vraiment l’impression d’un retour aux années 60-70 et on sait qu’Emmanuel Macron a cette nostalgie des présidents « jupitériens », des présidents qui ont incarné un pouvoir très fort, et notamment le général de Gaulle.
Il y a des projets semblables dans d’autres pays, notamment en Europe. Est-ce que ça marche ?
Difficilement. À partir du moment où vous n’avez plus un audiovisuel public autonome dans son financement, il est menacé dans son existence et ce phénomène, on y assiste partout. Même la BBC, que l’on considère comme un exemple, a dû accepter des baisses d’effectifs, des baisses de financement. Donc partout, même dans les pays où il subsiste une redevance, la question du financement sur le long terme est menacée.
Et on voit que ça s’accompagne de la part de médias privés – et souvent de l’extrême droite – d’une critique très forte à l’égard des médias publics, avec la même critique partout : c’est-à-dire que les médias publics seraient gauchistes, seraient islamistes, seraient « wokistes ». On a vu ça en Hongrie, on a vu ça en Italie et ça vient souvent de l’extrême droite qui se sert ainsi de ces critiques pour installer une atmosphère qui prépare son arrivée au pouvoir. Et ce qu’on voit partout, c’est qu’une fois qu’elle est au pouvoir, l’extrême droite assoit une tutelle totale sur les médias publics.
C’est justement quelque chose qui inquiète de très nombreuses personnes, la montée des populismes que l’on observe un peu partout en Europe et qui viendrait s’accentuer, représenter une menace supplémentaire sur un audiovisuel public réuni sous la direction d’une seule personne…
Oui, et on a l’impression qu’Emmanuel Macron, malgré lui bien sûr, réalise à sa place l’agenda de l’extrême droite. Parce que l’extrême droite rêve d’avoir un audiovisuel public à sa main, qui serait un outil de propagande sans comparaison possible, d’une efficacité redoutable.
Cette fusion, elle sera effective en 2026, l’année précédant l’élection présidentielle. Imaginons qu’un dirigeant d’extrême droite arrive au pouvoir, comme c’est malheureusement envisageable, ça veut dire qu’il y aurait une fusion de l’audiovisuel public, un dirigeant unique qui répondrait de son autorité. Même si sa nomination se fera par l’Arcom, la tutelle sera évidente, et l’extrême droite pourra avoir un outil de propagande à la fois sur les ondes de la radio, sur les fréquences de la télévision, pour diffuser son idéologie. C’est ce qui s’est passé en Hongrie et dans une moindre mesure, c’est ce qui se passe en Italie aujourd’hui.