Les aventures d’un enfant prodige
Onzième partie
Rentrée scolaire 1978-1979. Le prince Robert Ishola Lagbadé Agouloyé prend une décision qui va marquer à jamais l’histoire de sa famille : inscrire son petit-fils précieux à l’école. Une hâte presque palpable guidait ce choix, comme s’il pressentait que le temps ne serait pas son allié, que peut-être il ne verrait pas l’éclosion de cet œuf dont le destin semblait déjà se profiler à l’horizon. Pourtant, l’âge requis pour l’entrée à l’école était strictement fixé à six ans. Mais le prince n’était pas homme à se laisser entraver par les conventions.
Il se tourna vers le maître du Groupe C, une école située en hauteur, connue dans le dialecte nagot sous le nom de iléwé oké, pour négocier. Ce groupe dominait fièrement le paysage, tandis que les groupes A et B se trouvaient en contrebas, presque dissimulés dans la verdure. Le maître du CI, qui accepte le jeune Èmani comme auditeur libre, était également le directeur du groupe C. Saliou Adjborian, tel était son nom. Un homme aux multiples facettes : influent, controversé, et profondément enraciné dans l’histoire locale. Ancien leader rebelle sous la révolution, il était une figure aussi bien connue à Sakété que du général-président Mathieu Kérékou.
Saliou Adjborian n’était pas qu’un simple enseignant. Il était aussi l’un des rares élus au sein du parti Notre Cause Commune (NCC) du légendaire professeur Albert Tévoèdjrè, en 1991. Peut-être avait-il même siégé à l’Assemblée Nationale Révolutionnaire (ANR) avant ça. Chrétien de naissance, musulman par la suite, et animiste par tradition familiale, il était avant tout un dignitaire respecté du fétiche Oro, la divinité la plus redoutée de Sakété. C’est d’ailleurs lui qui, une année, provoque une violente confrontation entre les musulmans et les adeptes du culte Oro. La tension monte d’un cran lorsqu’il se présente à la grande mosquée pour la prière du vendredi, auréolé tout juste du titre de dignitaire d’Oro. Les musulmans sont outrés ; l’idée d’un tel mélange leur semblait sacrilège. Pourtant, Saliou, soutenu par les anciens du culte, refusa de céder. « C’est à prendre ou à laisser », dit-il avec cette fermeté désarmante qui faisait sa légende.
L’affaire fait grand bruit dans toute la ville. Mais ce que beaucoup ignoraient, c’est que derrière cet apparent entêtement se cachait une volonté de réconciliation. Saliou croyait fermement qu’aucune communauté ne devait dominer l’autre, et que la paix naissait parfois dans le choc assumé des convictions. C’est dans cette atmosphère tendue mais riche d’enseignements qu’Emani fait ses premiers pas dans l’univers scolaire.
Dès les premiers jours, le petit garçon montre une soif de savoir peu commune. Il écoutait avec intensité, les yeux grands ouverts, absorbant chaque mot comme un nectar. Son silence était éloquent. Ce qui ne veut pas dire qu’il n’est pas plus bavard. Seulement, dès qu’il entame une conversation, cela suscite intérêt auprès de ses camarades qui forment souvent un cercle autour de lui.
Le directeur Adjborian, bien qu’accaparé par mille responsabilités, gardait un œil vigilant sur ce petit-fils du prince. « Ce garçon n’est pas comme les autres », confiait-il parfois à ses collègues. Très vite, Èmani devient une référence dans la classe. Ses camarades le surnomment le petit maître. Certains, jaloux, tentent de l’isoler, mais sa gentillesse naturelle finissait toujours par désarmer les plus hostiles. Mais tenez vous tranquille, ce savoir était circonscrit à la lecture et le maniement de la langue française qu’il assimile vite plus que les autres. En calcul, il était presque nul, même plus tard.
Un matin pluvieux, alors que le tonnerre grondait au loin, Saliou fait appeler le garçon dans son bureau. Il lui tend une ardoise sur laquelle il avait écrit une phrase complexe.
— Lis-moi ça, et dis-moi ce que tu comprends, lance-t-il d’un ton grave.
Èmani lit avec aisance, puis explique avec des mots simples.
Un silence s’en suit. Puis Saliou sourit, presque ému.
« Lagbadé n’a pas semé en vain, murmure-t-il. Ce garçon ira loin. Très loin. Mais ce que je ne comprends pas, c’est qu’une telle intelligence soit nulle en calcul.
Adissa ADENIYI
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