Pour la première fois, une étude publiée dans la revue scientifique américaine Nature Neuroscience met en évidence les profonds changements qui surviennent dans le cerveau humain pendant une grossesse. Ces examens ouvrent le débat sur un sujet trop longtemps délaissé et qui pourrait conduire à des avancées sur la dépression postpartum
Au terme de cinq ans de travail, les chercheurs du laboratoire de la professeure Emily Jacobs à l’Université de Californie à Santa Barbara aux États-Unis ont publié la toute première carte d’un cerveau humain tout au long d’une grossesse. Laura Pritschet, autrice principale de l’article publié dans la revue scientifique Nature Neuroscience, explique avoir « étudié la trajectoire des changements cérébraux spécifiquement au cours de la grossesse ».
Parmi les dix co-auteurs de l’étude, Liz Chrastil a à la fois contribué en tant que chercheuse et volontaire pour étudier son propre cerveau : « Le voyage a été très long. Nous avons effectué 26 scanners avant, pendant et après ma grossesse et avons découvert des choses vraiment remarquables », a-t-elle raconté à l’agence américaine Associated Press (AP). La neuroscientifique américaine a pu observer comment son cerveau a évolué pendant sa grossesse.
L’équipe a commencé à suivre Liz Chrastil – qui travaille à l’université de Californie, à Irvine, et qui avait 38 ans à l’époque – peu avant qu’elle ne tombe enceinte par fécondation in vitro (FIV). Pendant la grossesse et les deux années qui ont suivi l’accouchement en mai 2020, la neuroscientifique a continué à faire des imageries par résonance magnétique (IRM) cérébrales et des prises de sang pour observer comment son cerveau se modifiait.
Les fluctuations des hormones comme l’œstrogène et la progestérone entraînent des changements physiologiques importants pendant la grossesse, affectant le plasma sanguin, le métabolisme, la consommation d’oxygène et l’immunité. Certains de ces changements se sont poursuivis au-delà de la grossesse. « Des études antérieures avaient pris des clichés du cerveau avant et après la grossesse, mais nous n’avions jamais observé le cerveau en pleine métamorphose », explique Emily Jacobs, de l’université de Californie à Santa Barbara, coautrice de l’étude. Les chercheurs ont découvert que la transition vers la maternité affecte presque toutes les parties du cerveau.
Modifications de la matière grise et de la substance blanche
Dès la neuvième semaine de grossesse, les auteurs de l’étude ont constaté une diminution généralisée du volume et de l’épaisseur de la matière grise du cortex cérébral, en particulier dans la région associée aux fonctions cognitives sociales. La matière grise est un tissu cérébral essentiel qui contrôle les sensations et les fonctions telles que la parole, la pensée et la mémoire. Après avoir atteint son maximum pendant l’enfance, l’épaisseur du cortex diminue tout au long de la vie.
De manière moins évidente, mais tout aussi significative, les chercheurs ont constaté une augmentation importante de la substance blanche, située plus profondément dans le cerveau. La substance blanche est responsable de la propagation des informations dans le système nerveux. Alors que la diminution de la matière grise a persisté longtemps après l’accouchement, l’augmentation de la substance blanche a atteint son maximum au cours du deuxième trimestre et est revenu aux niveaux d’avant la grossesse à peu près au moment de l’accouchement.
Plus de 80 % des régions étudiées du cerveau de Liz Chrastil présentaient des réductions du volume de matière grise, où s’effectue la réflexion. Cela représente une moyenne d’environ 4 % du cerveau, ce qui est presque identique à la réduction qui se produit pendant la puberté. Si la diminution de la matière grise peut sembler mauvaise, il n’en est rien selon les chercheurs. « Les gens s’insurgent parfois lorsqu’ils entendent que le volume de matière grise diminue pendant la grossesse, mais ce changement reflète le réglage des circuits neuronaux », tempère la professeure Emily Jacobs. Ces « circuits neuronaux » sont l’ajustement des connexions des cellules nerveuses qui se préparent à une nouvelle phase de la vie.
Recherche sur la dépression postpartum
Bien que l’étude ne porte que sur une seule personne, elle donne le coup d’envoi d’un vaste projet de recherche international. Ce dernier est soutenu par l’Ann S. Bowers Women’s Brain Health Initiative et la Chan Zuckerberg Initiative, ainsi que des partenaires en Espagne. Le Maternal Brain Project vise à étudier le cerveau de centaines de femmes âgées de 25 à 40 ans, qui devront passer une trentaine d’IRM et faire des prises de sang et/ou de salive sur une période d’un peu plus d’un an.
Les scientifiques espèrent récolter les données d’un grand nombre de femmes pour, par exemple, prédire la dépression postpartum avant qu’elle ne se produise. « Notre ignorance a des conséquences. Les scientifiques ne disposent pas des données nécessaires pour prédire la dépression postpartum avant qu’elle ne se manifeste. Nous avons besoin de meilleures données, signale Emily Jacobs. Il y a tellement de choses que nous ne comprenons pas encore sur la neurobiologie de la grossesse, et ce n’est pas parce que les femmes sont trop compliquées. Les sciences biomédicales ont historiquement ignoré la santé des femmes. Nous sommes en 2024, et c’est le premier aperçu que nous ayons de cette fascinante transition neurobiologique. »
Il est aussi question d’expliquer les raisons pour lesquelles la grossesse peut réduire la fréquence et la gravité des crises de migraine pour les personnes qui y sont sujettes.
L’étude publiée dans Nature Neuroscience n’explique pas les comportements ou les émotions qui surviennent pendant la grossesse, et de nombreux facteurs tels que le stress et la perte de sommeil. Mais certains changements cérébraux encore présents deux ans après l’accouchement ouvrent la porte à une plus vaste réflexion : « Cet article soulève plus de questions qu’il n’apporte de réponses, conclut Liz Chrastil. Nous ne faisons que commencer à gratter la surface. »
RFI