Tortures, sévices corporels, brimades, exploitation, traitements dégradants ou de faveur… Au Bénin, la surpopulation carcérale favorise des mécanismes de corruption et de pots-de-vin entretenus par certains détenus maîtres des lieux, parfois au grand bonheur du personnel pénitentiaire. En dépit des mesures récentes prises par les autorités publiques, cet état de choses persiste. Enquête réalisée dans les prisons civiles d’Abomey, d’Abomey-Calavi et de Cotonou.
« Moi, j’ai passé 46 jours de détention à la prison civile d’Abomey. Mais, je vous jure, j’ai vécu l’enfer pendant ce temps-là », confie Germain. La quarantaine, cet ex-détenu se reconstruit progressivement comme il peut dans son Covè natal dans le département du Zou. Ancien agent de sécurité sorti de prison en 2006, il se rappelle, comme si c’était hier, les conditions exécrables dans lesquelles il a séjourné derrière les barreaux. Incarcéré pour avoir été « injustement mêlé à une affaire », selon ses dires, Germain, dès son arrivée à la prison civile d’Abomey, a été admis dans une cellule du bâtiment n° 8 réputé être un enfer. Une dizaine d’années après Germain, Ibrahim, qui a séjourné dans cette même prison jusqu’au 28 novembre 2016, déplore, lui aussi, les conditions dégradantes de détention dans cet engrenage. L’un et l’autre soutiennent que leur admission dans ces lieux, qu’ils décrivent comme la zone de tous les supplices, n’est pas anodine.
Payer pour avoir le droit de dormir… à même le sol
Dans ce centre carcéral, « tout nouveau détenu qui ne paye pas n’a pas droit au sommeil la nuit », révèle Germain. Le montant varie en fonction de certains critères. L’argent est remis par le nouveau détenu à des pseudo-responsables prisonniers, une frange de « super-détenus » respectés et craints à cause de leur ancienneté, leur maîtrise de l’univers carcéral et leur propension à la violence. Assumant diverses fonctions au sein de la prison (chef des détenus civils encore appelé CDC, chef bâtiment général ou CBG, contrôleur général et son adjoint…), ils sont organisés en des réseaux de trafic d’influences et de corruption. « Pour avoir où se coucher, il faut débourser au moins cinq mille (5000) FCFA au profit du chef bâtiment, témoigne Germain. Malgré les cinq mille (5000) FCFA, on nous dispose en rangées comme des poissons dans un carton. Pas question de se retourner la nuit. On dort sur un côté jusqu’au lever du jour. » Ibrahim, lui aussi ancien détenu de la même prison, confirme : « A mon arrivée, j’ai été placé dans un lieu invivable. Il me fallait coûte que coûte sortir de là. Pour changer de bâtiment, il faut payer aux chefs des détenus 10 000 FCFA et ajouter 5000 FCFA pour avoir un lit ». Le payement de ces sommes n’a rien de légal, puisque l’Etat est censé prendre en charge les besoins vitaux du détenu y compris son logement. « Le détenu, mis à part sa liberté et certains droits spécifiques, jouit de tous les autres droits, et l’Etat a l’obligation de les faire respecter », précise Fidèle Kikan, directeur d’Amnesty International Bénin. « Le détenu n’est pas moins un être humain. A part la privation de liberté, il bénéficie de tous les autres droits d’un être humain », confirme quant à lui Me Roméo Godonou, avocat au barreau du Bénin. « La privation de liberté ne doit pas porter atteinte aux autres droits dont bénéficie tout citoyen », dit le « Guide sur les garanties judiciaires du détenu » de l’Ong Gapp-Bénin (Groupe d’action pour le progrès et la paix) en référence au code de procédure pénale. Selon les Principes fondamentaux relatifs au traitement des détenus adoptés le 14 décembre 1990 par l’Assemblée générale des Nations-Unies : « Sauf pour ce qui est des limitations qui sont évidemment rendues nécessaires par leur incarcération, tous les détenus doivent continuer à jouir des droits de l’homme et des libertés fondamentales énoncés dans la Déclaration universelle des droits de l’homme ».
« Si les victimes se plaignent et que c’est avéré, une procédure s’ouvre contre les auteurs », renchérit Dr Inès Hadonou Toffoun, directrice de l’Administration pénitentiaire et de la Protection des droits humains au ministère de la Justice et de la Législation. Ce que révèlent les anciens pensionnaires de la prison civile d’Abomey, qui dénoncent des faits de corruption sur fond de chantages, n’est pas une réalité propre à cette maison d’arrêt. Ce sont des faits communs à plusieurs autres prisons du pays, confrontées à des problèmes de saturation permanente. La directrice de l’Administration pénitentiaire et de la Protection des droits humains « déplore le fait de la surpopulation carcérale », principale source de la corruption et des actes de torture. Selon les statistiques de l’Ong »Voix de la Justice », la prison civile d’Abomey comptait 908 détenus à la date du 6 février 2017, soit près de quatre fois sa capacité prévue pour 250 prisonniers. Celle de Cotonou, construite pour 500 détenus, en contenait 1159 à la date du 23 octobre 2017, d’après les statistiques affichées sur le tableau du régisseur. Début novembre 2017, la maison d’arrêt d’Abomey-Calavi, pour sa part, enregistrait 934 détenus, soit un peu plus de trois fois sa capacité d’accueil. Face à ces effectifs pléthoriques, se trouve une administration pénitentiaire qui manque de ressources humaines, matérielles et financières. Du coup, sa capacité à surveiller dans les moindres détails ses effectifs de détenus se trouve très limitée. Se sentant plus ou moins libres, certains prisonniers multiplient les exactions sur les autres.
En mai 2008 déjà, la Fédération internationale de l’Action des Chrétiens pour l’abolition de la Torture (Fiacat) et son homologue, l’Acat-Bénin, mettent en cause les responsables pénitentiaires dans un rapport conjoint sur la détention au Bénin. Dans ce rapport présenté au Conseil des Droits de l’Homme en vue de l’examen du pays dans le cadre de l’examen périodique universel (Epu), les deux organisations chrétiennes de défense des droits de l’homme accusent les responsables de l’administration pénitentiaire et dénoncent des « mécanismes de brimades visant à maltraiter les nouveaux ». La Fiacat et l’Acat-Bénin, dans leur rapport, évoquent « le paiement d’une somme dite de loyer allant jusqu’à 35 000 FCFA sans laquelle on ne peut vous attribuer une place pour dormir ». Bien avant elles, en 2004, la Fédération internationale des Ligues des droits de l’homme (Fidh) qui a visité la prison civile de Cotonou et celle de Porto-Novo donnait l’alerte dans un rapport intitulé « la justice au Bénin : corruption et arbitraire ». « L’ensemble des prisonniers rencontrés par la mission a pu exprimer les mêmes remarques quant à leurs conditions de détention : le paiement d’un loyer annuel versé au personnel pénitencier et au responsable du bâtiment », lit-on dans le rapport de la Fidh.
Des cellules VIP plus onéreuses que les « cours des petits »
Dans le centre pénitentiaire de Cotonou où il a séjourné environ 20 mois avant de recouvrer sa liberté en novembre 2015, Paul se rappelle avoir été contraint, sous la pression de « supers-détenus », des responsables prisonniers et leurs vassaux, de payer trois cent mille (300 000) FCFA pour quitter une cellule « puante et surpeuplée » dans laquelle il a été jeté le soir de son transfert, pour une autre climatisée dite VIP (Very Important Personality). Dans cette maison d’arrêt, il n’y a pas que des cellules VIP. Il y en a de non climatisées qui coûteraient moins. Au pénitencier d’Abomey-Calavi, une des plus récentes des prisons du Bénin, « pour dormir par terre, à même le sol, il faut payer quarante-trois mille (43 000) FCFA aux responsables détenus, sans les petits frais », renseigne pour sa part Abdessi, la trentaine et ex-pensionnaire de ce centre de détention. Il y a séjourné de décembre 2016 à janvier 2017. Ce centre de détention est baptisé « Etats-Unis d’Amérique » par les détenus pour « cacher à leurs connaissances qu’ils sont gardés en prison » et éviter des stigmatisations. Les bâtiments de ce centre portent des noms de villes et d’Etats américains (Dallas, Washington, New York, Atlanta, Hollywood et autres), selon leurs standings. Ces bâtiments sont répartis dans trois cours, allant de la moins confortable à la plus confortable. Une grande cour dite la « cour des petits », une petite cour appelée « cour des grands » et une cour pour les femmes et les filles.
Les supplices imposés aux adultes dans le but de les contraindre à payer pour être mieux lotis n’épargnent pas les plus jeunes. A la prison civile d’Abomey-Calavi qui détenait cette frange de populations carcérales jusqu’en février 2017, l’Organisation mondiale de lutte contre la torture (Omct) et l’association partenaire Enfants solidaires d’Afrique et du monde (Esam), au cours de leurs visites en septembre 2016, ont constaté que de nombreux mineurs incarcérés devaient « payer leurs codétenus adultes afin d’obtenir une place pour dormir. Lorsqu’ils n’en avaient pas les moyens, ils étaient contraints de dormir dans les toilettes ».
Tortures suggestives
Dormir dans des conditions de châtiment, Abdessi l’a connu à la prison civile d’Abomey-Calavi où il a passé sa première nuit dans la cellule baptisée »Dallas », debout dans les toilettes avec dix autres codétenus. « En prison, explique-t-il, on appelle ça »phénomène des champs ». » A cette première forme du « phénomène des champs » s’ajoute une seconde que décrit le jeune étudiant ancien détenu : « On (un détenu ancien, Ndlr) vous fait asseoir, le premier dos au mur, le second en face entre les cuisses du premier, le troisième donne dos au deuxième, le quatrième face à lui et entre ses cuisses, ainsi de suite jusqu’à la fin. Quand le dernier est assis, on vous pousse de sorte à vous faire mal. » Tous ces traitements dégradants infligés aux détenus par des supers-détenus, « c’est pour vous contraindre à faire appel à vos parents pour qu’ils apportent de l’argent », martèle-t-il, bien décontenancé. Là, nous révèle le jeune étudiant sorti de prison, ceux qui n’ont pas de parents pouvant payer la « rançon », subissent les supplices jusqu’à un temps donné. « Tant que tes parents n’amèneront pas l’argent, tu passeras la nuit debout. La chance de sortir du champ, c’est quand il y a de nouveaux détenus pauvres », soutient-il, indiquant n’avoir passé qu’une seule nuit dans les champs, ses parents étant passés payer de l’argent auprès des responsables détenus pour son transfert dans une autre cellule dans la « cour des grands » !
Une fois dans l’étau, la résistance des détenus est mise à rude épreuve par des détenus anciens, des intimidateurs à la recherche d’argent. Pour contraindre les nouveaux à mettre la main à la poche et très vite, ces anciens usent de chantage. « Ils font pression sur vous », nous déclare Armand, ancien pensionnaire de la maison d’arrêt de Cotonou. Abdessi parle de tortures psychologiques : « Quand nous sommes arrivés le premier jour dans la prison, on nous avait alignés face à »Hollywood » ». « Hollywood » c’est le nom d’un bâtiment malpropre et surpeuplé de la prison civile d’Abomey-Calavi. D’une capacité d’environ cinquante places, ce bâtiment contenait plus de 150 détenus, selon des prisonniers ayant recouvré leur liberté. « Devant le bâtiment, ils ont commencé à nous faire du chantage en demandant : ‘’Qui est-ce qui a gardé de l’argent ? Si vous avez de l’argent, on ne va pas vous mettre ici’’ », relate l’ex-détenu de la prison civile d’Abomey-Calavi. Il dit se rappeler encore les phrases « assassines » lancées à leur endroit par les détenus venus les accueillir : « Ils nous disaient : ‘’ Vous, c’est quand nous on cherche à sortir que vous, vous venez ici ? On va vous tuer aujourd’hui. Si vos parents ne versent pas l’argent, vous voyez des pieds enflés dans la prison ? Cela ne nous dit absolument rien’’ ».
Tortures initiatiques
Hormis le »phénomène des champs », soumettre les nouveaux détenus à d’autres sévices corporels est considéré comme un rite d’initiation à la vie carcérale. Passé le cap des champs, avant d’être transféré dans une autre cellule, Abdessi n’a pas échappé à ce rite qu’il appelle le « passement de barres ». Il décrit ceci comme un rite au cours duquel les nouveaux détenus, particulièrement ceux qui n’ont pu payer le montant nécessaire, apprennent les règles de fonctionnement prescrites par les « super-détenus ». Tout comme les »phénomènes de champ », le »passement de barres » est un moment « difficile et douloureux ». Parce que, renseigne Abdessi, « quand vous sortez le matin des bâtiments, il y a des supers-détenus qui vous assènent des coups. Quand ils disent quelque chose, vous devez le répéter à haute et intelligible voix pour que tous les détenus l’entendent. Quand ce n’est pas le cas, il y a deux détenus qui vous rouent de coups au moyen de tuyaux ». Durant ce rite, « la toute première question qu’on vous pose, c’est de savoir comment vous appelez la prison quand vous étiez en liberté. Si vous répondez »prison », ils vous rouent de coups et rectifient que c’est plutôt » les Etats-Unis ». Vous le répétez ensuite plusieurs fois à gorge déployée », se souvient-il très affligé.
La pratique de ces différents « rites initiatiques » aux nouveaux détenus, à en croire les détenus interrogés, est bien connue des responsables officiels de l’administration pénitentiaire. Une allégation que rejette d’office le gardien en chef de la prison civile d’Abomey-Calavi. « On ne peut pas savoir et laisser faire. Nous sommes là pour la sécurité dans la prison », s’est-il défendu. Ces « traitements inhumains et dégradants » sont pourtant proscrits par la Constitution béninoise du 11 décembre 1990 qui, en son article 18, dispose clairement que : « Nul ne sera soumis à la torture, ni à des sévices ou traitements cruels, inhumains ou dégradants ».
Des exploités résignés et sans défense
Après l’étape initiale des sévices et tortures dont ils peuvent se soustraire argent comptant, les détenus désireux d’apprendre un métier en vue de leur réinsertion professionnelle au terme du séjour carcéral subissent une autre sorte d’exploitation consentie à l’intérieur des prisons. C’est le cas des détenus employés dans le jardinage à la prison civile d’Abomey-Calavi. Installé sous l’ancien régisseur Edouard N’Déry-Suéry remplacé en août 2015, le jardin ne profite plus aux détenus qui y travaillent. « Les matériels nous ont été donnés par l’ancien régisseur. S’agissant des graines, on a des difficultés. Bien que ce soit à un coût très réduit, on a du mal à les avoir. C’est ceux qui sont dehors qui nous donnent à manger, on va encore sortir l’argent de notre poche pour financer ? », s’interroge l’un des détenus employés dans cette installation de jardinage. Le détenu témoigne en outre que la redistribution des revenus de la vente des produits du jardin n’est pas orthodoxe. « Savez-vous combien on paye aux détenus qui travaillent ici ? C’est ridicule. 800 FCFA par semaine pour l’arrosage deux fois par jour en plus du sarclage. Certains étaient là avant moi. Au début, on leur payait 1500 FCFA par semaine parce qu’ils étaient au nombre de trois. Une demi-douzaine aujourd’hui, ils n’ont jamais touché les 1500 FCFA depuis 40 semaines ». Approché à propos du travail des détenus, Me Roméo Godonou estime qu’au sens strict du Code du travail, « un prisonnier ne peut être un travailleur », donc ne peut prétendre à une rémunération. Outre les détenus mis en situation de travail qui ne sont pas payés comme il se doit, les nouveaux venus dans cet univers carcéral sont mis à contribution, sans résistance. « On fait souvent recours à des nouveaux détenus qui font la corvée dans la maison. Ils viennent nous donner un coup de main sous l’autorisation du régisseur et des responsables du haut aussi », explique le détenu qui espère sortir dans peu de temps. La gestion des revenus du jardinage reste donc un mystère pour lui. « Nous sommes en position de faiblesse. Vous remettez (les recettes, Ndlr), on vous dit merci. On ne peut pas leur demander comment ils les gèrent. On leur remet (l’argent, Ndlr), on ne sait pas comment ça se gère », n’a-t-il de cesse de répéter. Mourant de chagrin, ces détenus croient pourtant se résigner au travail pour avoir l’opportunité de sortir des cellules et surtout à l’idée de pouvoir jouir de l’expérience acquise, une fois hors des murs de la geôle. Le régisseur exploite-t-il ce jardin à des fins personnelles ? A-t-il une autorisation officielle pour ce faire ? A quoi sont destinées les recettes générées par l’exploitation du jardinage ? Interrogés à ce propos, la réponse des patrons de la prison est sèche. « Vous voulez savoir cela, pourquoi ? Vous n’avez pas honte de demander ces choses sur la gestion interne de la prison ? », lance le gardien chef à notre équipe de rédaction dans la matinée du 3 novembre 2017, avant de nous réclamer une autorisation de son ministère de tutelle, c’est-à-dire celui en charge de la Justice.
Des lobbies de privilégiés par chèque et espèces sonnantes
En prison au Bénin, il y a des détenus privilégiés dont le statut est dicté par leurs chéquiers. Ceux-là, selon plusieurs témoignages, sont des »prisonniers VIP ». « Au moment où on te soumet à des corvées, on te frappe, on te gifle, on te maltraite, ceux dont les parents ont les moyens sont à l’ombre, à l’abri de toute forme de corvée, et ils vous observent », témoigne Abdessi. Ces « détenus à chèque » ont la possibilité de faire ou de posséder des choses interdites en prison. Alors que la détention de téléphone portable est réglementairement interdite en milieu carcéral, ils gardent sur eux leur téléphone et en font usage avec la bénédiction des responsables des centres pénitentiaires. « Il y a beaucoup de téléphones dedans », avoue l’ex-jeune détenu qui, lui, n’a pas eu la chance d’en utiliser. Par contre, Armand, l’ancien pensionnaire de la prison civile de Cotonou en a allègrement fait usage. « Moi, j’ai utilisé mon téléphone tout le temps que j’y ai passé », confirme-t-il. Pour pouvoir utiliser leur téléphone en milieu carcéral, certains prisonniers sont obligés de soudoyer les « supers-détenus » et des membres du personnel administratif du centre. Selon des témoignages d’ex-détenus, la somme à verser pour avoir le droit d’utiliser son téléphone portable varie entre dix mille (10 000) FCFA et cent-cinquante mille (150 000) FCFA, en fonction de la marque et de la gamme de l’appareil téléphonique mais également de la classe sociale du détenu. Le témoignage d’un autre ex-détenu, qui s’est servi de son téléphone à la prison civile d’Abomey-Calavi, permet de décrire le circuit pour obtenir l’appareil. Le téléphone est déposé au niveau des gendarmes à l’entrée puis transite par des intermédiaires jusqu’à un responsable des détenus avant d’atterrir entre les mains du bénéficiaire, de sorte que l’agent de sécurité ne soit pas directement reconnu comme l’envoyeur.
Les privilégiés des prisons jouissent également de nombreuses autres faveurs et facilités. Toute une organisation est mise en place pour du lobbying, confirme un régisseur de prison, sous anonymat, qui témoigne avoir subi une pression. « Quand j’ai pris service, un lobby de détenus est venu me proposer un forfait mensuel de 3000 FCFA chacun pour avoir le droit de rester hors de leurs cellules jusqu’à 21h pendant que les autres sont enfermés à 18h », confie le régisseur, ajoutant qu’il a résisté à se faire adouber par cette offre, quoique bien forte et alléchante, c’est-à-dire près de 1,5 million FCFA le mois, vu leur nombre.
Cercle de jouisseurs
Il est difficile d’évaluer tout le flux d’argent et d’avoir des précisions sur les circuits de la redistribution. Mais, diverses sources assurent que la surpopulation carcérale a fait place à des filières qui génèrent des ressources financières non négligeables par le truchement de la torture, des brimades et, dans le meilleur des cas, des traitements de faveur. Selon certains détenus et des responsables de prison interrogés, le cœur de la machine de corruption se trouve au sein même des pensionnaires. L’argent profite à des « supers-détenus », prisonniers invétérés autoproclamés comme CDC, CBG, contrôleur général et adjoint contrôleur général… ainsi que leurs vassaux ayant pour mission de torturer et de faire chanter, sous les ordres de leurs maîtres, les nouveaux détenus. De fait, les « patrons », en nombre limité, travaillent avec leurs « hommes de confiance » qui s’adonnent, quant à eux, à des actes de maltraitance, de rançonnement et de corruption. Chargés de les loger à leur arrivée, les chefs bâtiments ou leurs collaborateurs infligent aux nouveaux venus des traitements inhumains et dégradants, quitte à les contraindre à manifester le besoin d’avoir de meilleures conditions de détention contre des pots-de-vin généralement payés par les parents. En effet, à en croire les témoignages de bon nombre d’ex-prisonniers, c’est auprès des responsables des détenus, précisément les chefs bâtiments, que les nouveaux venus versent régulièrement l’argent, notamment pour leur « loyer ». Cependant, alors qu’on est tenté de croire qu’il ne s’agit que d’affaires entre détenus, un régisseur nouvellement installé confie avoir appris l’implication des agents de sécurité en service dans le pénitencier. « Du gendarme installé à l’entrée jusqu’au régisseur, en passant par les gendarmes (des femmes) chargées de fouiller les visiteuses de détenus, chacun jouissait, chacun recevait sa part », affirme l’autorité pénitentiaire qui explique qu’il a constaté le fait à son arrivée comme régisseur. La pratique a la peau dure. Mais « on ne rançonne personne de façon systématique « .
Indexés par des prisonniers et suite à des rapports produits par plusieurs institutions de défense des droits de l’homme telles que de la Fidh, de la Fiacat et de l’Acat-Bénin au sujet de ce scandale de corruption sur fond de torture et sévices corporels en milieu carcéral, les responsables d’’administration pénitentiaire exigent une autorisation formelle du ministère de la Justice avant de réagir sur les faits allégués à leur encontre. Le régisseur de la prison civile de Cotonou, joint au téléphone dans l’après-midi du mardi du 24 octobre 2017, a en effet indiqué qu’il ne répondra à nos préoccupations qu’après présentation d’une autorisation à nous délivrée par le ministère de la Justice et de la Législation. Mais une source interne à l’administration pénitentiaire de la prison civile de Cotonou, sous anonymat, a reconnu l’existence de telles pratiques dans le milieu carcéral. « Effectivement, les gens avaient recours à ce genre de trucs (pratiques, Ndlr) pour se faire de l’argent », nous a-t-elle confirmé. Elle a tenu à préciser que, depuis quelques mois, « on ne rançonne plus ici de façon systématique ». Cette pratique, insiste cette même source, se conjugue progressivement au passé avec l’instauration de mesures dissuasives prises par le nouveau régisseur arrivé il y a un an. Entre autres mesures, se trouve un numéro vert que les usagers peuvent appeler pour se plaindre dès qu’ils sont victimes de rançonnement. Sous le sceau de l’anonymat, un détenu qui séjourne dans cette maison d’arrêt depuis deux ans et qui a également payé deux cent mille (200 000) FCFA pour avoir un lit, confirme que la situation s’améliore. Il nous apprend que trois responsables prisonniers impliqués dans le dispositif de rançonnement des nouveaux détenus ont été déplacés et, récemment, un chef bâtiment a été démis pour avoir réclamé de l’argent à un nouveau venu avant de lui donner une place où dormir.
Des « souffrances extrêmes » : bientôt la fin ?
Au ministère de la Justice, chargé des milieux carcéraux, l’Administration est bien informée de ces pratiques. En janvier 2016, à la fin d’une mission dans les prisons béninoises, une délégation du sous-comité de l’Onu pour la prévention de la torture a fait de graves révélations dans un rapport gardé secret jusque-là. Quelques extraits publiés sur le site web du système des Nations Unies (www.un.org) consulté courant janvier 2017 indiquent que des « souffrances extrêmes » sont infligées aux détenus, sans donner d’autres détails. S’adressant aux députés au début de l’année 2017, Me Joseph Djogbénou, ministre de la Justice et de la Législation, a fait le triste constat d’un certain « état de putréfaction sociale » dans lequel se trouvent les maisons carcérales. La directrice de l’Administration pénitentiaire et de la Protection des droits humains rassure, quant à elle, qu’un certain nombre d’actions sont en cours pour soulager les détenus et améliorer leurs conditions de vie carcérale. « On est en train de prendre des mesures pour désengorger les prisons », a confié Dr Hadonou Toffoun. Dans ce sens, le Gouvernement, par note circulaire n° 1108/MJL/SP-C en date du 24 novembre 2016 à travers le ministère de la Justice, a rendu publique sa politique pénale. Le document ministériel reçu au cours de l’enquête mentionne que cette politique repose sur trois principes : responsabilité, utilité et proportionnalité. Suivant le principe de proportionnalité, les autorités d’enquête et de poursuite, c’est-à-dire les juges, devront « veiller à intégrer le critère de mesure dans le déroulement de l’enquête et de la procédure ainsi que dans l’application de la peine en prenant en considération la gravité ou non des actes ». Ce qui suppose des « solutions souples et adaptées à la délinquance en col bleu, notamment aux larcins et plus généralement à la répression de la petite délinquance » et « les moyens les plus importants aux infractions concourant aux crimes de sang ainsi que, plus généralement, à la délinquance en col blanc ».
Sur le terrain, le Gouvernement a posé un pas avec la réception, à Abomey le 23 juin 2017, d’une nouvelle prison civile. D’une capacité de 900 places, sa construction, selon le ministre Joseph Djogbénou, marque la volonté du Gouvernement béninois d’offrir de meilleures conditions aux détenus. L’ancienne prison a été entièrement rasée.
En outre, au terme de la session ordinaire du Conseil des ministres en date du 28 juin 2017, le Gouvernement a également adopté un projet de décret portant redéfinition de la carte pénitentiaire du Bénin. Désormais, les personnes condamnées par les tribunaux dans la région méridionale seront gardées dans la prison d’Akpro-Missérété ; celles condamnées par les tribunaux de la région centrale séjourneront dans la prison civile d’Abomey, tandis que les personnes condamnées par les tribunaux de la partie septentrionale seront emprisonnées à Parakou. Avant la prise de cette mesure, souligne Me R. Godonou, « même celui qui est en détention provisoire est jeté dans le même bâtiment que les condamnés ». Pour le directeur d’Amnesty International Bénin, ces mesures constituent donc des pas dans l’allègement des souffrances de détenus. Selon le défenseur des droits de l’homme, ces mesures, si elles sont mises en œuvre de façon « transparente », devraient permettre de désengorger les prisons.
Encore du chemin…
Quoique salutaires, ces mesures ultimes n’ont pas mis fin aux actes de corruption dans le milieu carcéral. Si les nouveaux détenus ne sont plus contraints « systématiquement » de payer pour être logés, ils doivent cependant mettre la main à la poche pour l’entretien des bâtiments où ils sont abrités. « Quand il y a des ruptures de stocks de savon et de produits pour l’entretien des bâtiments que l’Etat envoie, ils (les détenus, Ndlr) se cotisent entre eux pour les acquérir », a indiqué notre source au sein du personnel de la maison d’arrêt de Cotonou. La même pratique a cours à la prison civile d’Abomey-Calavi et ailleurs. « C’est une pratique interne aux détenus », reconnaît, sans pour autant la condamner, la directrice de l’Administration pénitentiaire et de la Protection des droits humains. Selon des témoignages, cette cotisation non prévue par la loi est loin d’être une mesure de cas de force majeure. Elle n’est imposée qu’aux nouveaux détenus qui payent les jours suivant leur admission. La somme à verser auprès des responsables de bâtiment varie suivant les prisons et le standing des bâtiments. A Cotonou, par exemple, les prisonniers résidant dans le bâtiment offert par le Rotary Club payent entre « neuf mille (9000) et onze mille (11 000) FCFA », aux dires d’un détenu interrogé en ces lieux, le 26 octobre 2017. Il renseigne en plus que « c’est un peu plus élevé» dans le bâtiment VIP aménagé par un ancien député qui y a séjourné. Mieux, le régisseur d’une des prisons, qui a requis l’anonymat, affirme de façon laconique, sur notre insistance, qu’« il y a des détenus qui viennent et, compte tenu de leur rang social, négocient avec les chefs bâtiments pour avoir leur lit pour dormir ». Tous les lits étant déjà occupés du fait de la surpopulation, ce sont alors les détenus faibles, ceux abandonnés à leur sort, qui cèdent leurs places avec le concours d’un chef bâtiment qui joue à l’entremetteur et à l’intimidateur, a laissé entendre ce responsable pénitentiaire, argumentant : « vous savez, il y a des détenus qui ne reçoivent pas de visite, qui n’ont pas d’argent ! » Ce patron de prison, qui estime qu’« on ne peut pas tout combattre à 100 % », tient à ne pas être mêlé au partage des recettes collectées auprès des personnes en détention. « Quand ça se passe bien, nous (les responsables du centre, Ndlr), on n’est pas au courant », avoue-t-il en assurant qu’il est de son devoir de procéder à des « sensibilisations » régulières à l’endroit des autres responsables du centre pour mettre fin aux pratiques de rançonnements. Certes, les autorités pénitentiaires rencontrées et le Gouvernement affichent une volonté politique d’endiguer le mal ; mais « nous avons encore du chemin », fait observer M. Kikan d’Amnesty International Bénin. Il rappelle que « le Code pénal que nous utilisons actuellement ne criminalise pas la torture » bien que la Constitution béninoise l’interdise. De la lecture dudit code, l’avocat Roméo Godonou relève : « le mot torture est inconnu à la loi pénale béninoise de même que les traitements inhumains et dégradants, mais il y a des synonymes (coups et blessures, voie de fait) ». Cette sorte de bouche cousue, les organisations de défense des droits de l’Homme la déplorent, poursuivant leur lutte pour l’inscription du terme »torture » dans le nouveau code pénal attendu au Bénin.