Ce 30 octobre en Russie, c’est la journée annuelle du souvenir des victimes de la répression politique, dans un pays où on accélère le retour des statues de Staline. En Guinée également, la réhabilitation d’Ahmed Sékou Touré par les autorités politiques de transition provoque un vif débat : l’ex-président du pays est considéré comme un tyran par certains et comme un héros par d’autres. Explications.
Les tensions qui affectent la mémoire collective en Russie trouvent un écho dans un pays d’Afrique de l’Ouest : en Guinée, le père de l’indépendance fut aussi un dictateur brutal qui fit enfermer et exécuter ses opposants. Mais Ahmed Sékou Touré est aujourd’hui un personnage historique en pleine réhabilitation.
Depuis sa prise de pouvoir, le 5 septembre 2021, le colonel Mamadi Doumbouya multiplie les gestes symboliques en faveur de celui qui a été chef de l’État entre 1958 et 1984. Des décisions qui culminent au mois de décembre, lorsque, à la surprise générale, l’actuel président de la transition change le nom de l’aéroport de la capitale.
Désormais, à Conakry, on atterrit à l’aéroport international Ahmed Sékou Touré. C’est une grande première dans le pays où aucun monument ne portait jusqu’ici son nom, excepté le palais présidentiel dont il avait lancé la construction.
Le Premier ministre apprend la nouvelle dans les médias et exprime publiquement son « mécontentement ». Il faut dire que Mohamed Béavogui n’est autre que le neveu de Diallo Telli, l’une des victimes emblématiques de Sékou Touré.
Mais beaucoup de Guinéens soutiennent la démarche. La société est en manque de modèles, de figures fortes. Ahmed Sékou Touré incarne, notamment chez les jeunes, le combat pour la dignité et l’indépendance. La nostalgie pour Sékou Touré est de plus en plus perceptible.
Une décision de la junte qui déclenche une polémique
Mais les défenseurs des droits humains demandent aux militaires de revenir sur leur décret concernant l’aéroport de Conakry. Le secrétaire exécutif de l’Association des victimes du camp Boiro se dit alors « consterné ». Sékou Touré a été, c’est vrai, le premier président de la Guinée indépendante, argumente-t-il, mais « nous parlons d’un tyran qui laisse derrière lui des milliers de victimes dans les fosses communes » : 50 000 morts et disparus, selon les organisations de défense des droits humains. « Comment la Guinée peut-elle oublier son histoire ? », s’interroge Abdoulaye Conté.
Malgré les tentatives de réhabilitation, Sékou Touré conserve une image ambivalente. Il est, pour certains, celui qui « a honoré la Guinée et son continent, en donnant le signal des indépendances en Afrique francophone », écrit dans le magazine Jeune Afrique Rachid Ndiaye, ex-ministre guinéen de la Communication. C’est « l’homme du « non » au référendum du général de Gaulle, le 28 septembre 1958 », celui qui a tenu tête à l’ancienne puissance coloniale. Héros pour les uns, c’est encore un tyran pour les autres.
Aucun travail de mémoire n’a été accompli par la Guinée et Sékou Touré reste une figure controversée. Mais pour combien de temps ? Sa réhabilitation menace aujourd’hui de réduire au silence ses victimes qui disparaissent les unes après les autres. De moins en moins nombreuses pour dénoncer les crimes de son régime, c’est l’image lissée du chantre du panafricanisme, du défenseur des libertés qui pourrait l’emporter au détriment de la vérité historique.