En Thaïlande, les accusations de diffamation sont un moyen légal utilisé par les entreprises pour tenter de faire taire toute critique à leur égard. Trois militantes thaïlandaises acquittées en août dernier après avoir partagé sur les réseaux sociaux des messages de soutien à des travailleurs birmans dans un élevage de poulets dénoncent ces procédures.
Dans sa voix, une forme de soulagement. « Je suis satisfaite du verdict », résume sobrement Puttanee Kangkun. Après des années de bataille judiciaire, la militante thaïlandaise de 52 ans vient d’être acquittée, le 29 août, par un tribunal de Bangkok. Elle était accusée, aux côtés de Angkhana Neelapaijit et Thanaporn Saleephol, deux autres défenseuses des droits humains, elles aussi innocentées, de diffamation par Thammakaset, une entreprise d’élevage de volaille.
La raison ? Avoir posté sur les réseaux sociaux des messages de soutien envers des travailleurs migrants originaires de la Birmanie voisine. Eux-mêmes avaient été accusés de diffamation par cette même entreprise après s’être plaints, en 2016, auprès de la Commission nationale des droits de l’homme de Thaïlande, d’avoir été contraints de bosser jusqu’à 20 heures par jour pendant plus d’un mois et de s’être vu confisquer leurs passeports.
Harcèlement judiciaire
Pour 21 publications sur Twitter considérées diffamantes par l’entreprise, Puttanee Kangkun risquait 42 ans de prison et une amende de 4,2 millions de bahts (110 000 euros). Car en Thaïlande, la diffamation peut être un crime dont l’auteur, s’il est reconnu coupable, encourt jusqu’à deux années de réclusion et 200 000 bahts d’amende pour chaque chef d’accusation (soit, dans son cas, pour chaque tweet et retweet). « C’est complètement fou ! », s’exclame d’un rire amer la militante.
Posée au dernier étage des locaux de The Fort, une association qu’elle chapeaute et qui accueille des acteurs du changement, Puttanee Kangkun se demande encore pourquoi le processus judiciaire a été si long. Et, surtout, si l’affaire méritait d’être jugée. « Au fond, nous n’avons rien fait de mal ».
Les autorités thaïlandaises elles-mêmes avaient, après la plainte des travailleurs migrants, ordonné à la société Thammakaset de leur verser 1,7 million de bahts de dommages et intérêts. L’entreprise a depuis lors intenté 37 procès en diffamation contre eux, ainsi que des militants et journalistes ayant commenté l’affaire. Mais, détail important, elle n’en a remporté aucun.
Ce cas illustre la manière dont des entreprises « abusent du système juridique pour censurer, intimider et faire taire les critiques » à leur égard, estiment des experts des Nations unies, qui fustigent des méthodes de « harcèlement judiciaire » utilisées à l’encontre de militants ayant « exercé leur droit à la liberté d’expression et d’opinion ».
Depuis 2015, plus de 25 000 affaires criminelles de diffamation ont été portées devant les tribunaux thaïlandais, indique l’association de défense des droits de l’homme Article 19. Un rapport publié par HRW de 2019, l’affirme : « Certaines sociétés privées recourent de manière agressive à des accusations de diffamation contre des défenseurs des droits de l’homme et des travailleurs qui cherchent à mettre en lumière des abus relatifs au droit du travail ou à l’environnement. »
Des procédures pour faire taire les critiques
Certes, Puttanee Kangkun a gagné un premier combat. Elle a, en revanche, perdu du temps, de l’argent et gaspillé son énergie. Depuis la plainte reçue en 2019, la militante s’est rendue une quinzaine de fois au tribunal. « Sans compter les audiences ajournées au dernier moment ». À cela s’ajoutent le trajet et la circulation infernale à Bangkok : puisqu’elle habite une autre province, il lui faut presque deux heures de voiture pour rejoindre la capitale. « J’ai parfois dû réserver, la veille, une nuit d’hôtel », précise l’ex-chercheuse pour l’ONG Fortify Rights.
Elle s’estime cependant « chanceuse » : son ancien employeur a couvert les frais judiciaires et sa famille l’a soutenue. Ce qui n’est pas le cas de tous ceux qui font face aux procédures bâillons, ces poursuites visant à faire taire les lanceurs d’alerte, usées et abusées en Thaïlande où, culturellement, la réputation est sacrée. Mais Puttanee Kangkun n’est pas au bout de ses peines : l’entreprise pourrait faire appel puis, en dernière instance, saisir la Cour suprême.
Présidente de Thai Human Rights Lawyers Association, Nadthasiri Bergman déplore une législation démesurée : « Les grandes entreprises disposent de moyens considérables pour attaquer quiconque écorne leur image. » En vertu du droit thaïlandais, ajoute-t-elle, la vérité de l’accusation importe peu dans les procès en diffamation qu’il est aisé d’intenter : le plaignant n’a qu’à déposer plainte au commissariat ou directement au tribunal, les juges traduisant ces affaires en justice à quasi tous les coups.
Vers une décriminalisation de la diffamation ?
Sur le plan juridique, remarque Me Bergman, la majorité des affaires sont remportées par les militants. « Or, en réalité, c’est l’entreprise qui en sort gagnante dès l’instant où la Cour accepte d’instruire le dossier. » Pour les militants et travailleurs, ces affaires sont coûteuses, fastidieuses. Nadthasiri Bergman, qui milite pour la décriminalisation de la diffamation, prend l’exemple d’une journaliste qu’elle représentait et qui, psychologiquement éreintée, a changé de profession. « Plus les charges s’accumulent contre ces lanceurs d’alertes, moins leur travail, primordial pour la société, est efficace », explique l’avocate. Forcément, dit-elle, cet environnement incite à l’autocensure ou, au mieux, à modérer ses propos. Que ce soit pour pointer des sujets d’intérêt public ou pour faire valoir ses propres droits.
Kriangsak Teera-Hong, fondateur de l’ONG Just Economy and Labor Institute, complète : « De nombreuses affaires n’ont jamais été portées devant les tribunaux, car les travailleurs, confrontés à diverses formes de harcèlement et de discrimination, ont peur de devoir faire face aux conséquences d’une action en justice. »
« Il y a 20 ans, lorsqu’une personne gênait, elle était tuée ou on la faisait disparaître, se souvient la militante Puttanee Kangkun. Aujourd’hui, c’est un peu plus civilisé : les puissants utilisent la loi pour tenter de faire taire les voix qui dérangent. » Quoi qu’il arrive, elle, a décidé de ne pas se taire.
RFI