Grand invité RFI/Jeune Afrique : L’intégralité de l’interview de Romuald Wadagni

Economie & Tech

(« Face à la crise alimentaire, nous maintiendrons nos efforts, il s’agit de la vie de nos populations »)

Chaque samedi « Jeune Afrique » invite une personnalité à décrypter un sujet d’actualité. Grand invité RFI/Jeune Afrique , samedi 11 juin 2022,  dans l’émission Eco d’ici, Eco d’ailleurs Romuald Wadagni, 45 ans,  ministre béninois de l’Économie et des Finances depuis 2016,  pendant 48 minutes, commente les mesures prises par Cotonou pour faire face à l’inflation, plaide pour la concertation entre les États en période de crise et revient sur la brouille de son pays avec le Nigeria, ainsi que sur la réforme du franc CFA mise en stand-by en raison du Covid-19. Il livre son analyse sur la crise ukrainienne, qui, après le Covid, déstabilise le continent

Jeune Afrique : Romuald Wadagni, vous qui êtes un ardent défenseur du secteur privé, le retour de l’Africa CEO Forum, après deux années de Covid, c’est le signe que tout redevient possible sur le continent. La pandémie est-elle oubliée ?

Romuald Wadagni : Non, cela ne veut pas dire qu’on ne pense plus à la pandémie, mais qu’il faut aller de l’avant. Il faut trouver les moyens de vivre avec la pandémie.

Le retour de l’ACF était très attendu parce que c’est la principale plateforme où les grands décideurs privés se réunissent entre eux, et profitent aussi de la présence des décideurs politiques pour réfléchir aux enjeux auxquels les uns et les autres font face.

Revenons à l’actualité économique. Depuis quelques mois, on assiste au Bénin, comme ailleurs dans le monde, au retour de l’inflation. Est-ce lié à de vraies pénuries ou à de la spéculation ? Qu’observez-vous dans votre pays ?

Aujourd’hui, c’est un mixte des deux. Nous notons des phénomènes de spéculation sur certains produits dont nous avons régulé le prix, l’huile par exemple. Certains commerçants gardent leur stock et tentent de le vendre sous le manteau. Mais le plus important, c’est ce qui est en train d’arriver, avec la hausse des prix des intrants agricoles.

La vraie menace, c’est que lors de la prochaine campagne, la production agricole ne soit pas au rendez-vous. Et cette pénurie ne sera pas due à la spéculation, elle sera bien réelle. Vous avez entendu le président Macky Sall alerter sur le risque de famine en Afrique. Si rien n’est fait pour que les pays africains disposent d’intrants – et là, c’est probablement un peu tard pour la campagne 2022-2023 -, les prix des récoltes seront encore plus élevés.

Que peuvent faire les gouvernements pour limiter la casse sociale ?

Il y a quatre type de mesures. La première, c’est de renoncer aux prélèvements fiscaux et douaniers pour permettre que le prix soit accessible aux populations. Si on laisse les mêmes niveaux de TVA et de droits de douane, les produits se retrouvent encore plus chers pour les populations. Donc, il faut un renoncement total ou partiel à ces prélèvements sur la plupart des produits de grande consommation, tout en veillant à ne pas pénaliser les industries locales.

La deuxième catégorie de mesures, ce sont les subventions directes, par exemple sur le gasoil. Il est évident que nous allons continuer d’absorber ce choc. L’ensemble des engins de chantier, des tracteurs, les usines, les transports en commun utilisent le gasoil. Si nous n’agissions pas, les conséquences sur la productivité et la création de richesse seraient désastreuses. Nous mettons donc de l’argent sur la table pour ralentir l’effet de la hausse des prix.

Troisième type de mesures, c’est de réglementer et surveiller les prix des produits fortement subventionnés, pour lesquels nous voulons nous assurer que la population profitera des appuis de l’État. Et la quatrième mesure, c’est la mise en place de filets sociaux. Une partie de notre population est extrêmement pauvre et nous devons nous assurer que ces personnes ont accès au minimum pendant la période de crise.

L’État peut-il maintenir ces efforts dans la durée ?

Nous allons tenir le temps qu’il faudra car il s’agit de la vie de nos populations. Quoi qu’il en coûte. La bonne nouvelle, si je puis dire, c’est qu’il s’agit d’un phénomène global. Nous discutons avec les différents membres de la communauté internationale. Nous ne sommes pas isolés.

Macky Sall, en tant que président en exercice de l’UA, s’est rendu récemment en Russie pour porter la voix du continent auprès du président Poutine et il s’est inquiété des difficultés des pays africains d’accès aux céréales. Le chef de l’État sénégalais craint une famine. Est-ce déjà le cas au Bénin ?

Ce n’est pas le cas, même si une partie de la population subit l’augmentation des prix. La menace de famine vient essentiellement de l’absence d’intrants qui pourrait pénaliser la production agricole. Les vraies difficultés viendront l’année prochaine.

Mais pour le Bénin, et c’est une situation unique, nous avons réussi, en anticipant dès 2021, à nous assurer que nos paysans puissent bénéficier d’intrants pour la campagne 2022-2023.

Pour quelles raisons avez-vous constitué des stocks d’intrants ?

C’est l’incertitude liée au Covid qui nous a poussé à le faire. L’idée était de dire : si le fret continue de monter, si les bateaux et les conteneurs ne circulent pas, il faut anticiper. Bien sûr, on ne savait pas, en décembre, quand nous faisions le budget, que la guerre surviendrait en février. Mais l’analyse macroéconomique, l’évolution des cours et les problèmes logistiques au niveau mondial, ont conduit le Bénin à anticiper. Quand vous me demandez si la famine est là, je peux répondre non.

Revenons sur les propos de Macky Sall au sujet de la guerre en Ukraine. La neutralité du président sénégalais sur ce dossier, c’est aussi la position du Bénin ?  

La position du président Macky Sall est celle du président de l’Union africaine, qui tient compte du fait que tous les pays du continent n’ont pas la même sensibilité. Le Bénin a une position simple : nous condamnons la violence comme manière de résoudre les conflits. Nous l’avons exprimé devant les Nations unies. Quelles que soient les raisons qui peuvent mener à un conflit, nous pensons qu’il est toujours possible de s’assoir autour d’une table et de discuter. La guerre n’est pas une solution.

L’autre grand enjeu de la crise actuelle, c’est l’accès à l’énergie. Comment fait-on lorsque l’on a pris des engagements pour limiter son impact sur le climat et que l’on doit développer son industrie ?

Effectivement, l’accès à une énergie disponible en quantité et au bon prix est un des facteurs dont dépend l’industrialisation. L’électricité coûte 3 ou 4 fois plus chère en Afrique. Parallèlement, nous avons pris des engagements concernant le climat. Mais aujourd’hui cela pèse sur la capacité des pays africains à se développer. Tous les projets gaziers ont du mal à être financés. Compte tenu de notre retard, nous devons moduler nos engagements.

Le Bénin et le Nigeria sont deux pays aux destins liés… Pourtant, ces dernières années ont été tumultueuses, la frontière a été fermée, avec des conséquences sérieuses pour le commerce régional. Quel enseignement avez-vous tiré de cette crise ? 

L’enseignement est simple : il faut que nos deux pays travaillent plus ensemble. Sur les trente dernières années, les tensions ont été nombreuses. Les deux chefs d’État se sont vus, un groupe de travail a été mis en place et un certain nombre d’actions entreprises, au niveau diplomatique, douanier et purement économique.

L’idée de la nouvelle dynamique de collaboration avec le Nigeria est simple : faire en sorte que le produit qui arrive au port de Cotonou pour le Nigeria puisse faire toutes les formalités sur place afin de fluidifier les relations commerciales. Quand on parle contrebande, on parle du riz qui traverse la frontière vers le Nigeria, mais 80% de l’essence vendue au Bénin vient illégalement du Nigeria. La réalité est que les deux pays ont conscience qu’il faut agir différemment.

 

Vous vous êtes beaucoup investi à l’échelle de la sous-région dans la réforme du franc CFA. Menée tambour battant en 2019, elle semble tombée aux oubliettes…

L’horizon a changé compte tenu de l’instabilité. Il y a en fait deux réformes. La première au niveau de l’Uemoa concerne le franc CFA. Et une seconde, qui se fait dans le cadre de la Cedeao pour que les 15 États membres adoptent une monnaie commune.

S’agissant du franc CFA, la réforme prévoyait la fermeture du compte d’opération auprès du Trésor français et le remplacement des représentants français dans les organes de gouvernance de la monnaie. C’est aujourd’hui effectif. Le passage du franc CFA à l’Eco n’a en revanche pas pu être mis en œuvre, d’abord en raison du Covid et, maintenant, de la guerre en Ukraine.

Romuald Wadagni, l’Afrique attend toujours les 100 milliards de dollars, qui correspondent aux droits de tirage spéciaux du FMI que pourraient céder les pays riches aux pays en développement. L’an dernier, vous étiez optimiste. Mais sur ce plan, rien n’a bougé non plus.  

Si vous me reposiez la question aujourd’hui, je vous répondrais avec le même optimisme qu’il y a un an. Bien entendu, nous sommes en attente des DTS. Le président Macky Sall l’a rappelé. Moi aussi lors des échanges avec mes pairs, par exemple le ministre français.

Les DTS viendront, c’est certain. Après le Covid, la guerre en Ukraine a mobilisé les efforts de la communauté internationale. Nous espérions un déblocage lors des réunions de printemps du FMI, en avril, il n’est pas arrivé. Mais c’est une question de temps.

Le président français Emmanuel Macron a été réélu pour 5 ans. Cela vous rassure-t-il dans le contexte actuel ?

L’une des choses qu’on admire dans des pays comme la France ou les États-Unis, c’est leur administration forte, qui garantit une continuité de la relation, y compris quand les leaders changent. Ceci étant dit, quand le président est reconduit, cela permet de savoir à quoi vous pouvez vous attendre.

Le président français a-t-il su rénover la relation de la France avec le continent, comme il le souhaitait, ou existe-t-il toujours un soupçon d’ingérence ?

Le discours français est toujours à replacer dans un contexte précis. Il n’y a pas de discours sur l’Afrique, mais des dirigeants qui se positionnent en fonction des circonstances. Si je prends le cas du Bénin, je n’ai pas en mémoire de déclaration française prenant position sur un point ou un autre. Quand il y a des enjeux pour la France, pour ses ressortissants ou ses entreprises, il est compréhensible que ses dirigeants se prononcent.

Que doit faire la France pour être plus populaire auprès des Africains ?

Demandez à la France… Quand vous entendez le plaidoyer du président Macron pour qu’il y ait plus de ressources à destination des pays en développement durant la crise du Covid et que la France se place aux côtés de l’Afrique et aux côtés des économies qui sont prêtes à se réformer, les populations applaudissent.

Pour finir, la présidentielle de 2026, au Bénin, c’est déjà dans un coin de votre tête ?

Non, ce serait indécent. Je ne fais pas de langue de bois. Nous sommes à quatre ans de cette échéance. J’occupe une fonction qui demande beaucoup d’énergie. Il y a tellement à faire. Et je suis convaincu que quand je profite de chaque instant pour bien faire ce qui est attendu de moi, les opportunités s’ouvrent naturellement.