Desmond Tutu, jusqu’au bout, aura joué le rôle de conscience morale de l’Afrique du Sud, en critiquant les niveaux de violence et de corruption atteints dans le pays. L’archevêque anglican est mort ce dimanche 26 décembre à 90 ans a annoncé la présidence sud-africaine. Il manquera cruellement à la « nation arc-en-ciel », une expression qu’il avait inventée.
Desmond Tutu, fils d’instituteur et de lavandière ayant grandi à Klerksdorp, à 150 km de Johannesburg, a été le second Sud-Africain de l’histoire à se voir décerner un Prix Nobel de la paix, en 1984. Le premier avait été remporté en 1960 par un autre homme de clergé, le révérend pacifiste Albert Luthuli, alors président du Congrès national africain (ANC). C’était juste avant le passage du mouvement de libération nationale à la lutte armée…
Lors des émeutes écolières de Soweto, réprimées dans le sang le 16 juin 1976, Desmond Tutu, premier doyen noir de l’Eglise anglicane en Afrique du Sud, dénonce la violence de la police exercée contre des enfants. Il ne cessera de faire résonner sa voix haut perchée de pacifiste, usant de l’humour comme d’une arme. « Quand l’homme blanc est arrivé, il avait la Bible et nous avions la terre », aimait-il raconter. « L’homme blanc nous a dit : ‘Venez, agenouillons-nous, et prions ensemble’. Quand nous avons rouvert les yeux, voilà ! – nous avions la Bible et il avait la terre… »
Avec lui, la résistance noire devient théologique
« L’apartheid est le mal », répétait-t-il dans les années 1980, s’attaquant aux fondements religieux de ce régime. « C’est le système le plus vicieux inventé par l’homme depuis le nazisme. » Les Afrikaners, qui se considèrent comme un peuple élu, responsables d’une mission civilisatrice, sont ravalés par Tutu au rang de pêcheurs. La résistance noire devient théologique.
Au plus fort de la répression, Desmond Tutu est traité de tous les noms par les nationalistes afrikaners, à qui il rend la vie difficile. Quand il reçoit le Prix Nobel de la paix en 1984, les Sud-Africains y voient un signal fort de soutien venu de l’étranger.
Les sanctions économiques internationales, qu’il appelle de ses vœux et qui contribueront à faire plier le régime, entrent en vigueur en 1985. Un an plus tard, Tutu est nommé premier archevêque noir de l’Église anglicane en Afrique du Sud et quitte Soweto pour prendre ses quartiers dans une résidence confortable du Cap.
Après l’avènement de la démocratie multiraciale, en 1994, il doit renoncer à ses projets de retraite pour rendre un service inestimable à Mandela : prendre la tête de la Commission vérité et réconciliation (CVR). Il passe alors pour le « prince de la compassion », comme le note l’historien sud-africain Allister Sparks.
Il va enquêter sur les violations des droits de l’homme commises entre le 1er mars 1960 (massacre de Sharpeville) et le 5 décembre 1993 (fin de la transition). La CVR sillonne le pays pour recueillir les plaintes des victimes et rassemble des informations sur les atrocités commises. Un comité spécial chargé des amnisties se penche sur les demandes de pardon formulées par les anciens bourreaux, qui seront accordées en échange de la vérité. Ce qui vaudra bien des critiques de la communauté noire à l’encontre de Tutu.
La Commission vérité et réconciliation, une responsabilité éprouvante
Le 24 janvier 1996, à la fin de la toute première audience de la CVR, Desmond Tutu pleure à chaudes larmes. Il craque, pour la première fois en public. Le témoignage d’un vieil homme sur les tortures qui lui ont été infligées le bouleverse. « Je me croyais assez fort pour ce travail, mais je ne le suis pas », confiera-t-il plus tard. En plein travaux de la CVR, en janvier 1997, un cancer de la prostate lui est diagnostiqué.
En décembre de la même année, lors de l’une des audiences les plus médiatisées de la CVR, Winnie Madikizela-Mandela nie et réfute toutes les accusations de violations de droits de l’homme contre son ancienne milice. Desmond Tutu met tout son poids dans la balance pour lui arracher quelques mots de repentir. « Je vous en supplie, je vous en prie, je vous en prie. S’il vous plaît. Vous êtes une grande personnalité. Vous ne savez pas combien votre grandeur serait renforcée si vous disiez pardon. »
Après un long silence, l’ex-femme de Nelson Mandela cède : « Je dis que c’est vrai : les choses allèrent horriblement mal et nous sommes conscients qu’il y avait des facteurs y conduisant. Pour cela, je suis profondément désolée. » Elle ne demande pas pardon, mais face à son obstination, Desmond Tutu a tout de même réussi une prouesse…
L’ANC « pire que l’apartheid »
Infatigable, Desmond Tutu avait guéri de son cancer et continué à protester, ces dernières années, contre les inégalités sociales, la pauvreté, mais aussi la corruption des nouvelles élites noires. « Je vous préviens, disait-il en octobre 2011, deux ans à peine après l’accession de Jacob Zuma à la présidence : un jour, nous commencerons à prier pour la défaite de l’ANC. » L’histoire lui a donné raison. Cinq ans plus tard, l’ANC a été désavoué par des revers historiques lors des municipales. L’homme d’église s’est aussi emporté contre Jacob Zuma, alors président, notamment quand le visa d’entrée sur le territoire sud-africain a été refusé à son ami tibétain, le Dalaï-Lama, qu’il avait invité en 2011 à son 80e anniversaire. Tutu n’avait pas hésité à dire que le gouvernement ANC était « pire que l’apartheid, parce qu’au moins, avec ce régime, on s’y attendait ».
Tout en dénonçant les injustices dans le monde, violations des droits de l’homme au Sri Lanka ou lois anti-homosexuelles en Ouganda, il n’a cessé de taxer Jacob Zuma de président « honteux » , en raison des innombrables scandales qu’il a provoqués.
Desmond Tutu dénonçait aussi les niveaux de violence atteints dans le pays, pourtant pacifié, à cause du lien étroit entre inégalités et criminalité. « Ce n’est pas ce que nous étions sous l’apartheid », répétait-il sans se soucier du « politiquement correct ». Desmond Tutu, éternel agitateur qui a vaillamment fêté ses 90 ans en octobre 2021 à la cathédrale du Cap, ne faisait plus d’apparitions publiques ces derniers temps. Avec sa disparition, c’est la conscience morale de l’Afrique du Sud qui s’éteint.
RFI