Le prix Nobel de littérature a été décerné par l’Académie suédoise à l’écrivain tanzanien Abdulrazak Gurnah, 72 ans, ce jeudi 7 octobre à Stockholm. Dans l’histoire de la littérature, ce n’est que le deuxième écrivain d’Afrique noire à avoir reçu le prix littéraire le plus prestigieux au monde. Né en 1948 sur l’île de Zanzibar, Abdulrazak Gurnah est arrivé en Grande-Bretagne en tant que réfugié à la fin des années 1960.
L’Académie suédoise a, encore une fois, déjoué tous les pronostics en attribuant le prix Nobel de littérature, jeudi 7 octobre, à un écrivain africain. Jusqu’ici, seulement quatre lauréats du plus prestigieux prix littéraire au monde étaient issus du continent africain, l’Égyptien Naguib Mahfouz (1988), les deux Sud-Africains Nadine Gordimer (1991) et John Coetzes (2003), et un seul auteur venait d’Afrique noire, le Nigérian Wole Soyinka, en 1986.
Selon les dires du président du comité suédois, le lauréat Abdulrazak Gurnah était dans la cuisine lorsqu’il a été informé de la bonne nouvelle. Il a confié avoir cru à un « canular ». Pour le jury à Stockholm, l’auteur notamment du roman Paradise s’est distingué pour son récit « empathique et sans compromis des effets du colonialisme et le destin des réfugiés pris entre les cultures et les continents ». Les jurés ont également loué son « attachement à la vérité et son aversion pour la simplification ».Dans une interview à la Fondation Nobel, Abdulrazak Gurnah a déclaré d’être « très fier » de son prix et a appelé l’Europe à voir les réfugiés venus d’Afrique comme une richesse, en soulignant qu’ils ne venaient pas « les mains vides ».
Un Nobel moins «eurocentré»
La distinction d’un lauréat de Tanzanie peut être interprété comme signe de prendre au sérieux la promesse du président du comité Nobel de 2019 d’être dorénavant « moins eurocentré » et plus ouvert à la littérature « dans le monde entier ». Jusqu’ici, sur les 118 lauréats, 95 écrivains sont issus de l’Europe ou de l’Amérique du Nord, soit 80%.
L’œuvre de l’écrivain tanzanien Abdulrazak Gurnah se distingue particulièrement par son approche originale et globale des questions fondamentales de notre époque comme l’identité et la migration et le déchirement géographique et culturel de millions de gens dans le monde.
Parmi ses livres les plus lus se trouvent Paradise, publié en 1994 et à l’époque présélectionné par le prestigieux Booker Prize, Desertion (Adieu Zanzibar en français, 2005) et By the Sea, publié en 2001 et également remarqué par les jurés du Booker Prize. Dans ses livres, il a fait preuve de sa capacité de transcender les effets du colonialisme et la tragédie vécue par les réfugiés à travers les tensions voire la perte de leur culture et leur identité. Près de la mer, paru en 2001, avait obtenu le prix RFI Témoin du monde.
Le colonialisme et ses conséquences
Afterlives, son dernier roman publié en 2020, est un manifeste contre l’oubli. Abdulrazak Gurnah y raconte l’histoire d’Ilyas, un enfant enlevé à ses parents par les troupes coloniales allemandes et qui revient dans son village après avoir combattu pendant des années dans une guerre contre son propre peuple.
Né le 20 décembre 1948 sur l’île de Zanzibar (son pays natal a fusionné en 1964 avec le Tanganyika pour former la République unie de Tanzanie), dans l’océan Indien, Gurnah a fait lui-même la douloureuse expérience de l’exil. Forcé de fuir l’oppression et la persécution exercées par le régime du président Abeid Karume contre les citoyens d’origine arabe, il s’exile, à l’âge de 18 ans, au Royaume-Uni, car Abdulrazah Gurnah appartenait au groupe ethnique victime. Ce n’est qu’en 1984 qu’il a pu retourner à Zanzibar, ce qui lui a permis de voir son père peu avant la mort de ce dernier. Après avoir commencé à écrire en swahili, sa langue maternelle, l’auteur a publié depuis une dizaine de romans et plusieurs nouvelles en langue anglaise. Entre 1980 et 1982, il a enseigné aussi au Nigeria, à l’université Bayero de Kano, avant de rejoindre l’université de Kent à Canterbury, où il a obtenu son doctorat en 1982 et où il a été, jusqu’à sa récente retraite, professeur d’anglais et de littératures postcoloniales.
Parmi ses priorités figure son intérêt pour la littérature postcoloniale, surtout concernant l’Afrique, l’Inde et les Caraïbes. Dans ce cadre, il a coordonné plusieurs projets de recherche concernant les œuvres de Salman Rushdie, V.S. Naipaul, Anthony Burgess ou Joseph Conrad, écrivain majeur dont Gurnah s’est manifestement inspiré pour le personnage de Yusuf, jeune héros innocent, de son livre acclamé Paradise.
C’est une très bonne nouvelle pour la littérature africaine puisque Abdulrazak Gurnah est un de ces écrivains très secret, très professionnel, très discret…
Abdourahman Waberi, écrivain franco-djiboutien
Pour l’écrivain d’origine djiboutienne Abdourahman Waberi, qui l’a rencontré et qui a écrit sur son œuvre, cette récompense n’est que justice pour un écrivain en marge des grands courants littéraires. Selon lui, il représente la mémoire de l’île de Zanzibar. « Il n’a pas toujours été Tanzanien, il est resté au Zanzibar avant la Tanzanie. Disons qu’il est dépositaire de cette mémoire de Zanzibar. Il est parti jeune, vers une vingtaine d’années, en Angleterre. C’est un écrivain de l’exil et de la mémoire et de la littérature. C’est une sorte de Proust, on pourrait dire, moderne, est-africain, swahili puisque sa langue maternelle est le swahili. C’est un univers qu’on connaît très mal, y compris à RFI, c’est ce monde qui va d’Oman, du Yémen à Zanzibar, jusqu’aux rives du Mozambique. Et il a en mémoire cet univers-là ».
RFI