J’ai été un peu surpris par l’article publié sur les réseaux sociaux par mon très cher ami Jean-Discipline sur les propos d’Angélique Kidjo suite à sa prestation sur TV5. Ce n’est, du reste, pas une première, car dans ses multiples interviews comme dans son livre, La voix est le miroir de l’âme (Fayard, 2027), la plus grande star planétaire que l’Afrique ait jamais produite, a toujours tenu les mêmes propos, les étayant au besoin, d’exemples divers. Mais c’est surtout par rapport à un passage de sa déclaration que Jean-Discipline a émis une grande réserve, mieux, une critique qui dénie à Kidjo une vérité jugée fort peu crédible. « elle a quitté le Bénin parce que le régime révolutionnaire avait interdit la pénétration des musiques étrangères dans son pays et qu’on écoutait que des chansons en l’honneur à la dictature en place à l’époque ».
Dans l’approche d’un sujet, il faut être capable de situer les évènements dans leur contexte et les aborder selon l’angle par lequel les protagonistes peuvent l’appréhender.
Un système très contraignant.
Angélique Kidjo a quitté le Bénin en 1983. Ayant vécu depuis sa naissance (1960) jusqu’à son départ, elle a connu tous les régimes politiques, surtout celui qui l’a marquée – le marxiste léniniste – et qui correspondait à ses moments de rêves de liberté. Elle a pu, avec un certain recul, revisiter son passé tressé de souvenirs les plus singuliers. Pour avoir vécu directement l’époque révolutionnaire à Cotonou et surtout dans l’environnement éducatif de la star – le CEMG Gbegamey – je n’ai aucune hésitation à dire qu’elle avait pleinement raison d’avancer une telle réflexion. Mais il faut déterminer les époques qui permettent d’apprécier la situation.
De 1972 à 1980 : la révolution a encouragé, via sa politique de la culture de masse, la production et la consommation des expressions artistiques des créateurs locaux. Les chanteurs étaient invités à créer pour le système politique en vogue non pas à coups de trique et de menaces, mais avec intelligence en créant un environnement psychologique qui imposait ce choix. De Poly Rythmo à Sagbohan, de Blueky à Gnonnas Pedro, aucun chanteur, aucun groupe ne pouvait y échapper. Quiconque ne s’y risquait pas était « suspect », considéré comme « anti – révolutionnaire », l’anathème suprême. Même si, de manière formelle, on n’interdisait pas les musiques étrangères surtout celles qui relevaient des pays des « ennemis de la révolution », il était presque impossible d’entendre les sons venant de l’Occident sur les antennes de la radio nationale et sur les écrans de la télévision. En revanche, on pouvait écouter les musiques des pays partageant la même option socialiste que la révolution marxiste : Cuba à travers Aragón, Roberto Torres, Johnny Pacheco, Celia Cruz, Lyda Lynda et beaucoup d’autres artistes venant de l’ile castriste. Du côté de la Guinée – dirigée alors par le Grand Silly, Sekou Touré et ami de Kérékou – il y avait le Bembeya Jazz et l’orchestre les Amazones de Guinée. Le Congo de Brazzaville que dirigeait le Parti Congolais du Travail de Sassou Nguesso et plus tard Yombi Opango ( parti de gauche) envoyait, pour nous émerveiller, ses artistes.
L’interdiction officielle de jouer les musiques de « l’impérialisme aux mains gantées de sang » se manifesta davantage après l’agression armée du 17 janvier 1977. Pour mémoire, il faut rappeler que le régime révolutionnaire a subi un coup d’État avorté de Robert Denard alias Gilbert Bourgeaud, mercenaire payé par la France, le Gabon et le Maroc pour évincer du pouvoir Mathieu Kérékou.
Le dégel culturel
De 1981 a 1990: avec l’avènement de François Mitterrand au pouvoir en France en 1981, des rapprochements se sont opérés entre Cotonou et Paris, le régime marxiste léniniste ayant trouvé dans le parti socialiste français dont Mitterrand était leader un allié idéologique. Mathieu Kérékou effectua à Paris une visite d’amitié inaugurant des lors une nouvelle étape des relations jusqu’alors houleuses. L’ouverture à la musique française sur les antennes de l’ORTB se fit plus forte. Depuis, un ton nouveau, libéré des scories du passé pouvait s’entendre sur les différents médias du pouvoir d’État. C’était la période du dégel. La création d’un hôtel de luxe portant le nom d’une chaîne internationale comme Sheraton, l’inauguration d’une nouvelle salle de cinéma dédiée à une classe bourgeoise comme Les Cocotiers étaient les signes d’une nouvelle approche de la politique culturelle du régime marxiste. Dans cet ordre d’idée, un promoteur culturel fut encouragé à inviter les gloires étrangères au pays, surtout celles venant de la Côte d’Ivoire et des deux Congos. Timothée Diogo dit Dagoty allait investir le créneau pour faire défiler une cinquantaine de vedettes de la chanson : Ernesto Djédjé, François Louga, Bailly Spinto, Aïcha Koné, Reine Pélagie, Alpha Blondy, Frédéric Zaoui Meiwey. De la Côte d’Ivoire devenue entretemps la capitale africaine, venaient aussi des artistes qui y avaient pris racine, sous la vista du prometteur Jimmy Houetinon : Sam Mangwana, Lokassa Y’a Mbongo, Dally Dimoko, Tshala Muana, etc. En 1990, la conférence nationale de février fut la dernière étape qui favorisa le Bénin à une ouverture mondiale.
Les activités coopératives, le plus de la Révolution.
Angélique Kidjo a vécu de l’intérieur les restrictions liées à l’interprétation des musiques « étrangères ». Même au collège, lors des activités coopératives, la session « musique » où elle évoluait au sein de l’orchestre du collège, Les Sphinx, il fallait faire attention aux morceaux à interpréter. Trois artistes inspiraient la fibre encore embryonnaire de la chanteuse : Jimmy Clif, Bella Bellow et Myriam Makeba. Je suivais ses répétitions de même que celles de Stanislas Tohon, de Serges Pognon et du célèbre guitariste-basiste Tobago. D’ailleurs, la plupart des chansons qui faisaient objet de reprise dans cette session parlaient de la révolution, de la lutte contre l’apartheid, de la fierté d’être noir, thèmes récurrents au régime de gauche et qu’aimaient mettre en avant la Révolution. Ce genre de musique était largement populaire sur les antennes officiels des régimes avec lesquels le Bénin partageait une proximité idéologique. Dans la liste des chanteurs africains défilant au pays Jusqu’au jour où le régime bascula et s’ouvrit à d’autres expressions plus libres venant d’autres horizons.
Mais l’école « coopérative scolaire » aura permis à Angélique Kidjo de connaitre une formation musicale, un extraordinaire tremplin pour le début de sa carrière. Elle ne le souligne pas assez car cette expérience acquise au temps de la Révolution, a representé pour elle, une forte promesse pour ses premiers élans artistiques. Même si elle fera par la suite le conservatoire, elle doit cette prise en charge à la Révolution.
Florent Couao-Zotti