Monsieur Edgard Kpatindé, Observateur avisé de la vie politique, sécuritaire et économique de notre pays et de la sous-région, préside i3s, un cabinet de conseil stratégique au service des gouvernements et des entreprises. Il se prête aux questions de Judicael ZOHOU du journal en ligne, 24 heures au Bénin, à propos de l’insécurité de la route au Bénin.
Monsieur EdgardKpatindé, l’envoyé spécial du Secrétaire général des Nations Unies pour la sécurité routière, est en ce moment au Bénin. Dans une tribune que vous avez publiée en janvier de l’année dernière que nous republions ici car elle s’inscrit totalement dans l’actualité, vous dénonciez l’insécurité de la route au Bénin. Que vous inspire la visite de Jean Todt?
Merci de me donner à nouveau la parole sur ce sujet vital pour notre pays.
Tout d’abord, je me réjouis que M. Todt effectue une visite officielle au Bénin. C’est un homme de très grande expérience, doté d’une vision, très déterminé et très compétent. Je rappelle qu’il a présidé la Fédération internationale de l’automobile et dirigé la mythique équipe de F1, Ferrari. M. Todt sait de quoi il parle quand il parle de sécurité routière et je trouve admirable qu’un homme qui a eu de telles responsabilités reste aussi engagé pour une cause comme la sécurité routière et n’hésite pas à prendre son bâton de pèlerin pour se confronter aux réalités du terrain en Afrique de l’Ouest où la situation est désastreuse. Et puis je me dis que la venue de cette haute personnalité agit comme un aiguillon pour nos responsables politiques et administratifs. Par un hasard heureux, la campagne de répression des infractions routières a commencé le 1er mars, quatre jours à peine avant l’arrivée au Bénin de M. Todt. Il faut s’en réjouir.
Vous avez la courtoisie de rappeler la tribune que j’avais publiée il y a un an, après la tragédie de Dassa-Zoumé. Il y a eu depuis de nombreux accidents et d’autres vies fauchées. J’en prendrais deux exemples : le 28 février dernier, un accident dans lequel se trouvait le véhicule du Maire de Cotonou a fait un mort, à Natitingou, ce sont trois écoliers qui ont perdu la vie tandis que cinq autres étaient dans un état critique parce qu’une enseignante a perdu le contrôle de son véhicule, apparemment dans l’enceinte même de l’école. Certes, il ne s’agit pas à proprement parler d’un accident de la route dans ce cas précis, mais on nous parle de défaut d’attention de l’enseignante responsable du drame. La route, c’est un tout.
Que voulez-vous dire par là ?
Je veux dire par là qu’il ne suffit pas de construire de belles routes et d’importer des voitures en plus ou moins bon état ! Il faut former les gens pour qu’ils cessent de croire qu’avoir un permis de conduire fait d’eux les équivalents de James Bond avec son permis de tuer ! C’est un travail de très longue haleine, qui commence dès l’enfance en fait.
Au cours des cinq dernières années, le Bénin a approché la barre des 30 000 accidents. La moitié des accidents du travail sont des accidents de la route ! Je sais que nous sommes en année olympique, mais en matière de médailles, je préfère celle de Noélie Yarigo !
La situation est grave. L’Etat doit mobiliser toutes les énergies. Les siennes et celles du secteur privé. Les contrôles techniques notamment doivent être privatisés pour assainir ce secteur où règnent l’incompétence et la corruption.
Depuis votre tribune l’année dernière, il y a quand même eu des progrès ?
Des progrès ont été faits, c’est vrai et l’État lance enfin des campagnes de prévention et de répression mais soyons sérieux : en mars 2024, la loi stipulant que conduire en état d’ivresse ou sous l’emprise de stupéfiants est constitutif d’un délit routier n’est toujours pas votée ! Il faut agir sans attendre. Un jour perdu est un jour où un enfant béninois peut trouver la mort la plus stupide qui soit. Et la rigueur de la loi devrait s’appliquer en priorité aux agents et représentants de l’État, quel que soit leur niveau hiérarchique. Quand j’étais conseiller spécial à la Présidence de la République, mon chauffeur avait les plus grandes difficultés à comprendre pourquoi je mettais ma ceinture de sécurité puisque, disait-il, même si je me faisais contrôler, je ne risquais rien. Mais la ceinture n’est pas une punition ! Elle est un outil de prévention ! Combien de hautes personnalités se font gloire de ne pas la mettre… Combien, aussi, pensent que commettre des excès de vitesse, c’est manifester la puissance liée à leur rang. La vanité le dispute ici à la bêtise et l’irresponsabilité. Que l’on soit petit ou grand, nous ne sommes qu’un amas de chairs, d’os et de sang et le rang de ministre ne rend pas plus invulnérable qu’un grigri.
Vous êtes en colère…
Oui, je le suis car le coût humain et économique de notre laisser-aller collectif est effrayant. On ne peut pas se résigner. Chacun doit se mobiliser à son niveau. C’est à mon sens une priorité politique bien plus urgente que de savoir qui sera candidat en 2026…
Maintenant, ça suffit !
Après la Côte d’Ivoire et le Sénégal, le Bénin vient une nouvelle fois d’être frappé au cœur. Au même moment, quasiment à la même heure, notre pays apprenait avec stupeur l’accident entre un véhicule en dotation à la prison de Natitingou et un camion, qui a fait plusieurs blessés à hauteur de Dan, et la tragédie de Dassa-Zoumé qui restera dans notre mémoire collective comme celle du Joola est restée dans celle de tous les Sénégalais.
A l’heure où j’écris ces lignes, il est trop tôt pour tirer un bilan précis du nombre de victimes et par victimes je veux dire aussi bien les personnes décédées que celles qui vont rester handicapées ou traumatisées par l’horreur dont elles ont été témoins. Et je ne parle même pas des proches qui vont devoir vivre avec l’absence ou les corps parfois brisés des survivants. Chaque famille béninoise connaissait quelqu’un dans ce bus fatal. Nous sommes tous en deuil.
Il est également trop tôt semble-t-il pour connaître les responsabilités exactes dans ces deux drames mais si des manquement, probables, aux obligations réglementaires sont constatés, une main de fer doit s’abattre non pas sur les chauffeurs mais sur leurs commanditaires, qui lancent sur les routes des personnes non formées au volant de véhicules non homologués ou disposant d’homologations de complaisance.
Je suis en colère et je suis écœuré.
En colère et écœuré car ces accidents étaient prévisibles et ils étaient évitables.
En colère et écœuré car nous sommes un certain nombre à avoir alerté l’opinion et les autorités sur cette anomalie africaine qui consiste à totalement délaisser LA cause majeure de morts prématurées que sont les accidents de la route, devant les pandémies.
En colère et écœuré car, comme je le rappelais dans une tribune publiée en décembre 2020, dans nos pays, l’insécurité routière est la première cause de mortalité chez les 5-29 ans.
En colère et écœuré car nous savons ce qu’il faut faire et nous ne le faisons pas.
Le deuil appartient aux personnes privées, nous attendons de l’État non pas qu’il dise « plus jamais ça » mais qu’il prenne des mesures immédiates – comme il l’a fait avec l’article de la loi de finances 2022 reconduit en 2023 exemptant l’achat de véhicules neufs de TVA – pour qu’enfin la peur change de camp. Ceux qui ont déjà pris un transport collectif reliant deux villes du Bénin et roulant à tombeau ouvert savent de quoi je parle. Ceux qui ont vu un enfant écrasé sous leurs yeux à la sortie de l’école savent de quoi je parle. Ceux qui ont perdu un père, une mère, une tante, un frère et dont l’enfance est à jamais broyée savent de quoi je parle.
Au Bénin, les permis de conduire peuvent s’acheter.
Au Bénin, il est possible, moyennant 2500 CFA, d’obtenir un justificatif de contrôle technique sans apporter son véhicule au garage.
Au Bénin, il est possible de conduire sous l’emprise de stupéfiants ou de l’alcool et de s’en sortir avec une simple amende.
Au Bénin, lorsque vous êtes en excès de vitesse de 5 km/h vous payez le même prix (10.000 francs) que le conducteur criminel qui se croit sur un circuit de formule 1.
Notre seule – et maigre – consolation est que nos voisins ne font guère mieux, voire pire.
Les grigris et autres amulettes n’empêchent pas un accident. Écrire le nom de Jésus sur le capot n’empêche pas un accident. Prier Allah, Vishnou, Jéhovah, n’empêche pas un accident.
Nous devons sans délai :
– Rendre la sécurité routière une matière obligatoire à l’école, avec un coefficient suffisamment important au Brevet des Collèges pour que son enseignement soit enfin pris au sérieux. Ceux qui y dénonceraient une mesure inutile imitant l’école des Blancs sont des irresponsables.
– Donner un grand coup de balai dans les auto-écoles et les sociétés opérant les contrôles techniques. Les brebis galeuses doivent être sanctionnées et interdites d’exercice sans pitié. Cela vaut également pour les agents de l’État se rendant coupables d’agissement délictueux (retrait de pièces de véhicules interceptés par exemple).
– Revoir le fonctionnement et les responsabilités du Centre National de la Sécurité Routière dont le site internet n’est pas accessible au moment où cette tribune est écrite et dont le dernier post sur Facebook remonte au 5 août 2021 ! La sécurité routière doit devenir une grande cause nationale et être placée sous l’autorité directe du Chef de l’Etat.
– Former les formateurs en adoptant les meilleures pratiques internationales en la matière.
– Interdire la mise en circulation des véhicules-poubelles qui envahissent nos routes au fur et à mesure où celles-ci se développent.
– Créer et doter une véritable police de la route.
– Utiliser beaucoup plus les radars mobiles pour contrôler la vitesse et retirer sans délai le permis à tous ceux qui se rendent coupables d’excès.
– Créer des aires de repos sur toutes les routes pour les chauffeurs de bus et de camions. ?
– Expliquer et faire appliquer la réglementation relative au code de la route béninois qui comporte 150 articles
– Mettre en place des mesures immédiates de sécurité (ralentisseurs de vitesse, personnels de surveillance) à proximité de toutes les écoles et autres lieux fréquentés par les enfants.
Entre 2002 et 2007, l’action résolue et la volonté inébranlable sur ce sujet du Président Chirac a permis de faire chuter le nombre de morts sur les routes de France, jusque-là la mauvaise élève de l’Europe, de 40 %. Cela montre, si besoin était, que là où il y a une volonté politique, des moyens et de la détermination, les résultats suivent.
Nous avons assez délégué à autrui la responsabilité de la réflexion sur nos problèmes.
Il est aujourd’hui de notre responsabilité collective d’agir. Parler ne suffit plus.